22 Rageb Elawani, Libye
Émilie Godin
Rageb Elawani est né en 1950 à Janzour, ville en banlieue de Tripoli, la capitale de la Libye. Il est arrivé à Québec au début des années 1970, à peine âgé de 20 ans, laissant derrière lui sa famille et une entreprise prospère. Bien que selon lui le Québec a quelque peu changé depuis les dernières décennies, Rageb Elawani, père de trois garçons, mène une vie heureuse dans sa ville d’accueil.
La Libye : de monarchie à régime totalitaire
Il importe avant tout d’expliquer quel était le contexte politique de la Libye lorsque Rageb Elawani quitta son pays natal. Tout d’abord, c’est en 1911 que la Libye devint une colonie italienne et ce n’est qu’en 1947 que le pays put retrouver son indépendance.
Moi, j’étais de la génération avant Kadhafi, après la Deuxième Guerre mondiale. Une partie de la guerre s’est passée [en Libye]. Hitler était en Libye, Mussolini était en Libye. Il y a donc eu beaucoup de conflits. Encore aujourd’hui, c’est un coin stratégique dans le monde. Après ça, la Libye a demandé l’indépendance, qui a été acceptée.
C’est donc le Roi Idris al-Sanusi qui prit la tête du pays. Cependant, plus les années passèrent et plus la monarchie semblait perdre sa légitimité. Les premières graines d’une révolution étaient alors plantées. C’est en effet le 1er septembre 1969 qu’un coup d’État militaire eut lieu sous le commandement de Mouammar Kadhafi, mettant ainsi fin à la monarchie. La révolution débuta alors et énormément de choses changèrent dans le pays : entre autres, les banques, les compagnies d’assurances et les hôpitaux furent nationalisés et tous les centres culturels étrangers fermèrent leurs portes. Les bases militaires américaines et britanniques furent même fermées. De plus, une loi fut adoptée selon laquelle toute personne s’adonnant à une activité politique n’ayant pas de lien avec le seul parti politique de la Libye était passible de la peine de mort (Vandewalle, 2006).
Le but ultime de Kadhafi était « l’unification de tous les peuples arabophones. Ce n’était, disait-il, que par une union arabe totale que pouvait s’affirmer la force arabe, et la foi islamique était indispensable pour créer cette union » (Cooley, 1982 : 96). Toutefois, Rageb Elawani mentionne qu’en Libye, il y avait un demi-million d’Italiens, près de 300 000 Américains et une centaine de milliers d’Anglais. C’est pourquoi le chef d’État fit de l’arabe la seule langue officielle de la Libye et annonça la confiscation des terres appartenant aux Italiens. Cela donna lieu à l’expropriation et l’expulsion de plus de 13 000 Italiens dont les terres furent nationalisées et redistribuées à des Libyens. Les Italiens furent donc de plus en plus opprimés dans le pays.
La Libye était une colonie italienne. À l’école, on apprenait l’italien et l’anglais en plus de notre langue maternelle. Je restais aussi dans un quartier avec beaucoup d’Italiens. Tous nos voisins et nos amis étaient Italiens. J’ai fait toute ma formation là-bas en ébénisterie et en construction avec des Italiens.
C’est après ces événements que Rageb Elawani décida de quitter la Libye.
Les premières années
Le Québec n’était pas la destination que Rageb Elawani avait choisie au départ. En effet, c’est plutôt sur la côte ouest américaine, plus précisément à Los Angeles, qu’il désirait se rendre puisqu’il avait des amis libyens qui y demeuraient. L’ambassade américaine lui ayant refusé un visa, il fit alors la demande pour obtenir un visa canadien en se disant qu’il rejoindrait ainsi une autre de ses connaissances résidant à Toronto.
Je voulais aller à Toronto parce que je connaissais quelqu’un qui restait là, un ami d’un ami qui travaillait dans le pétrole. Le programme était d’aller à Toronto, de rester là un an ou deux en attendant d’avoir un permis pour passer du côté américain et pouvoir continuer le voyage.
Cependant, c’est un concours de circonstances qui fit en sorte que Rageb Elawani ne put se rendre à Toronto comme il voulait. C’est donc la ville de Québec, où une connaissance éloignée résidait, qui fut sa destination finale.
J’ai pris l’avion, j’ai débarqué là et je ne connaissais personne. Je me suis demandé : mais quelle langue ils parlent ici? C’était une surprise parce que l’Amérique et le Canada parlent anglais. J’ai rencontré des amis, j’ai commencé à beaucoup aimer la place. Pour moi, c’était le paradis ici. Je me suis dit : c’est ma place. J’ai appris le français ici, j’ai suivi des cours pendant la soirée.
Après une année et demie dans la ville de Québec, Rageb Elawani n’avait toujours pas de travail et vivait sur ses économies. Il fut alors contraint de se rendre à l’Armée du Salut pour être hébergé dans une auberge de jeunesse. Il y resta trois ou quatre jours avant de trouver son premier emploi, complètement par hasard. En effet, l’Armée du Salut l’ayant transféré dans une autre auberge de jeunesse qui se trouvait sur la rue Saint-Vallier, Rageb Elawani s’y rendait à pied en soirée. En passant au coin des boulevards Langelier et Charest, il vit un restaurant, le Napoli, où deux hommes discutaient en italien. Puisqu’il maîtrisait cette langue, Rageb Elawani s’arrêta pour leur parler et leur mentionna qu’il se cherchait un emploi. Un des deux hommes lui dit alors de se présenter au restaurant le lendemain matin et qu’il lui donnerait du travail.
Je me suis présenté le lendemain matin et le travail était de laver la vaisselle. Par chez nous [en Libye], j’avais une entreprise prospère dans l’ébénisterie, j’étais jeune et j’avais des employés. La réussite était bonne. Mais bon, c’était pour commencer et il fallait travailler.
Regeb Elawani gravit tranquillement les échelons pour devenir l’homme de confiance du propriétaire du Napoli.
Après près de trois ans à travailler au restaurant, monsieur Elawani rencontra, également par hasard, des représentants de la CSN qui l’encouragèrent à reprendre son métier d’ébéniste. Ils lui parlèrent d’un cours qui lui permettrait de travailler en construction et d’apprendre le système d’ici. Il commença donc à travailler en construction tout en continuant de travailler quelques soirs par semaine au restaurant.
J’ai travaillé sur la construction et j’allais travailler sur les navires quand ça tombait tranquille. J’allais naviguer. J’avais de l’expérience en cuisine et ils ont toujours besoin d’aides-cuisiniers sur les navires. La compagnie m’envoyait suivre des cours de cuisine pour apprendre le système dans la marine. Dans le temps, la cuisine était comme le magasin général dans les navires. Mais quand est arrivé mon premier enfant, sur les bateaux c’était dur. Quand ça fait deux mois que tu n’as pas vu ton enfant, c’est dur. Donc je me suis lancé une petite entreprise de rénovation.
Aucun regret
Bien qu’il qualifie le Québec de paradis sur Terre, s’il arrivait à Québec aujourd’hui, à 18 ans, monsieur Elawani n’est pas certain qu’il serait aussi charmé par le Québec. En effet, selon lui, le discours des médias et de la population en général n’est plus tout à fait le même que celui des années 1970. « Dans les années 70, la ville de Québec, c’était le paradis sur la planète. Des gens sont venus de partout au Canada et au Québec pour la tolérance. Aujourd’hui, il se forme une génération moins tolérante envers la différence ». Plus précisément, Rageb Elawani pense que les propos de certains médias de la ville de Québec véhiculent des idées qui sont parfois contraires à l’ouverture d’esprit et à l’acceptation. Il ajoute que ces médias s’en prennent principalement aux gens qui ne sont pas capables de se défendre parce qu’ils représentent une cible facile. Pour lui, cela aura peut-être un impact négatif sur les prochaines générations. Évidemment, il ajoute que cette nouvelle vague d’intolérance envers les immigrants serait aussi due aux récents actes de terrorisme et au fait que le groupe armé État islamique prend de plus en plus de place dans la presse. Rageb Elawani croit qu’une partie de la faute doit être attribuée d’une part aux dictateurs et d’autre part à l’Occident.
Il y a eu une vague de fanatisme qui est venue après les régimes dictateurs. Quand il y a eu les dictateurs comme Kadhafi, c’est eux qui ont créé les mouvements fanatiques parce que les seules places où les gens pouvaient se grouper, c’étaient les mosquées, les églises. Alors c’est là que tu peux commencer à faire ce que tu veux avec les gens. Les gens, ça leur prend de quoi s’occuper : du travail, du sport. Sinon, ils vont commencer à traîner dans la rue, à faire des mauvais coups et n’importe qui peut les récupérer. Puis, les fanatiques, ils sont récupérés comme ça.
Monsieur Elawani croit que les gens s’embarquent plus aisément dans les mouvements terroristes en raison du vide que les pays développés (occidentaux, notamment) laissent derrière eux lorsqu’ils vont exploiter certaines richesses dans les pays du tiers-monde et qu’ils ne réinvestissent pas un sou pour ces populations pauvres. Cette situation ne date pas d’hier. En effet, Rageb Elawani rappelle qu’il y a de cela une centaine d’années, des pays occidentaux se sont rendus en Afrique, entre autres, afin d’exploiter les mines et exporter le café. Ces pays d’Afrique n’ont pas fait de pas en avant. De plus, il mentionne qu’une majorité de jeunes dans ces pays sortent de l’école, que ce soit du secondaire ou de l’université, et n’arrivent pas à trouver un travail adéquat. À son avis, c’est la responsabilité des plus forts d’aider les plus faibles.
C’est de leur responsabilité d’exploiter, puis de payer ensuite : payer les gens, développer les écoles, aider. Mais ce n’est pas comme ça, alors les gens deviennent révoltés.
Toutefois, Rageb Elawani n’est pas pessimiste : il ne croit pas que les choses resteront toujours ainsi. Il pense que ceux qui prendront la relève dans les médias ne feront pas perdurer ces discours.
Après plus de quarante ans passés à Québec, Rageb Elawani ne regrette absolument rien, pas une seule journée. Pas même une seule minute. C’est véritablement un coup de foudre qu’il a eu pour la ville où il a vu ses trois garçons grandir. « Pour moi c’est ma famille d’accueil, puis je me sens plus Québécois que Libyen. La place me fascinait et les gens aussi. J’ai toujours bien travaillé, bien gagné ma vie et je me suis bien organisé. Les gens n’avaient pas de jugement, des gens tolérants. Vraiment, c’était le rêve ». Par ailleurs, lorsqu’il y a eu un changement de gouvernement en Libye il y a trois ans, Rageb Elawani a endossé la venue au pays de son neveu et de sa nièce, tous deux médecins, afin qu’ils puissent immigrer et pratiquer leur métier au Canada.