52 Abdelwahed Mekki-Berrada, professeur d’anthropologie

Waseskon Awashish

Originaire du Maroc, monsieur Mekki-Berrada est arrivé au Québec en 1981 en tant qu’étudiant. Détenteur d’un doctorat en anthropologie de la santé de l’Université de Montréal, il est professeur titulaire au département d’anthropologie de l’Université Laval depuis 2006. Il est également chercheur et travaille notamment sur la question du refuge et de l’immigration clandestine, de même que sur les notions de bien-être et de détresse émotionnelle s’y rattachant.

Monsieur Mekki-Berrada s’intéresse à l’anthropologie et à la culture humaine depuis fort longtemps. Il a d’ailleurs entamé ses études universitaires dans les domaines de l’archéologie et de la sociologie, pour finalement effectuer un baccalauréat en anthropologie. Pourquoi ce domaine?

L’anthropologie est basée sur l’ethnographie qui consiste à vivre avec les gens, à partager leur vie, à tisser des liens, à échanger. La diversité est ce qui nourrit l’anthropologie. C’est la différence, être à l’écoute de l’autre, essayer surtout de comprendre sa vision du monde. Voilà le défi intéressant de l’anthropologie.

Après avoir vécu à Montréal pendant 19 ans, où il a par ailleurs coordonné le secteur en émergence de la recherche communautaire à la Table de concertation au service des personnes réfugiées et immigrantes, monsieur Mekki-Berrada a déménagé aux États-Unis et y a vécu de 2000 à 2006. Il a notamment été affilié à la Harvard School of Public Health, à Boston au Massachusetts, de 2000 à 2002. Depuis 2002, il demeure affilié à la University of Connecticut School of Medicine, à Farmington au Connecticut. Il parle trois langues, à savoir l’arabe, le français et l’anglais.

Abdelwahed ne se considère pas comme étant un expert de la question du refuge, pour la simple raison que comparativement à d’autres chercheurs de ce domaine, il ne s’intéresse pas qu’à cette question. Il a tout de même choisi de se pencher sur la question du refuge et de l’immigration, même s’il ne s’agit pas du domaine exact dans lequel il s’est spécialisé lors de sa recherche doctorale. Le tout s’est fait un peu par hasard, alors qu’il a obtenu un emploi, le lendemain de sa soutenance de thèse, pour faire de la recherche auprès des personnes réfugiées. Pourquoi ce domaine alors qu’il ne s’y était pas spécialisé? En lien avec sa formation en anthropologie de la santé, la question du refuge et de l’immigration lui permet de s’intéresser à la santé mentale, plus précisément à la conception du monde à travers la santé et la souffrance sociales. « La question des réfugiés était toute nouvelle pour moi. C’était fascinant », raconte-t-il. Ses principales recherches en carrière ont été effectuées au Québec, au Maroc et en Inde.

Entre ruptures et continuité

Pour Abdelwahed, le refuge et l’immigration, c’est une histoire de ruptures et de continuité. Ruptures de langue, de culture, avec la famille, le milieu.

Le travail que nous avons à faire, à la fois en tant qu’individus et en tant que société, c’est d’essayer de renforcer la continuité.

À ce propos, la langue maternelle de la personne réfugiée ou immigrante est une composante qui contribue à cette continuité. Monsieur Mekki-Berrada insiste sur le fait que bien que la continuité soit importante pour les réfugiés, elle ne doit pas représenter ou être perçue comme un obstacle avec la société d’accueil. La langue est importante, mais il n’y a pas que cela. Pour comprendre l’autre, il faut aller au-delà de la conversation linguistique. Il y a les concepts fondamentaux de la vision du monde qui permettent une « conversation culturelle ».

Lors d’une recherche menée au sujet des réfugiés en provenance d’Algérie et de l’ancien Zaïre, au milieu des années 90, alors que d’importantes violences sévissaient dans ces pays, en plein milieu de la guerre civile, Abdelwahed s’est dit fasciné par les récits qu’il a entendus et par l’état de vulnérabilité extrême de ces personnes. Les horreurs vécues par ces gens n’ont pas seulement eu lieu dans leur pays d’origine, mais également lorsqu’ils ont fui. En effet, une fois au Canada, il faut encore plusieurs années avant que ces personnes puissent être réunies avec leur conjoint ou conjointe et leurs propres enfants restés là-bas en plein cœur de la violence organisée. Ces personnes étaient donc à la fois vulnérables et porteuses d’une force indéniable.

J’ai été intéressé par les stratégies de résolution de problèmes que ces gens employaient pour être en mesure d’aller de l’avant, malgré la souffrance. Puis je me suis dit : wow, l’être humain peut être aussi fort que cela.

Pour monsieur Mekki-Berrada, le refuge est synonyme de force extraordinaire, que l’expérience traumatique a en quelque sorte catalysé pour permettre aux gens de survivre et de continuer à sourire, à espérer. En plusieurs années de recherche, Abdelwahed a pu constater la féminisation du phénomène de refuge. De plus en plus de femmes et d’enfants quittent leur pays d’origine, alors qu’auparavant on observait davantage d’hommes en exil. Il s’agit d’un renversement de situation. Au Maroc, par exemple, des milliers de femmes subsahariennes traversent le Sahara, sans papier.

Dans d’autres recherches, principalement menées à Montréal auprès de personnes ayant trouvé refuge au Québec, Abdelwahed a décelé des points communs. Plus précisément, deux éléments sont au centre de ses conclusions de recherche. D’abord, la force dont les gens font preuve dans tout le processus de refuge, de leur exil jusqu’à leur arrivée dans leur pays d’accueil, et même encore plusieurs années après. Selon lui, il est urgent de cesser de considérer les réfugiés seulement comme des victimes fragiles, car cela ne fait que creuser le fossé entre eux et nous. Certes, ces personnes sont vulnérables et il faut reconnaître cette vulnérabilité, mais il s’agit aussi de laisser leurs forces se déployer. L’autre élément extrêmement important à retenir, selon monsieur Mekki-Berrada, réside dans le lien qu’il peut y avoir entre les politiques d’immigration en vigueur dans les sociétés d’accueil, qu’elles soient canadiennes ou européennes, et le refuge. Ces politiques peuvent avoir une incidence positive, mais elles ont souvent un impact négatif sur le bien-être et la santé sociale et mentale des réfugiés. La participation de ces derniers à leur société d’accueil est grandement influencée par les décisions politiques.

Pour bien s’intégrer en tant que réfugié, il faut qu’on se sente accepté et qu’un certain travail soit fait en ce sens. Malheureusement, ce n’est pas toujours le message que reçoivent les personnes réfugiées, que ce soit par les instances politiques ou la population.

Malgré le fait que monsieur Mekki-Berrada ne soit pas un intervenant de première ligne, au même titre que quelqu’un qui travaille au sein d’un organisme qui accueille et offre de l’aide aux personnes réfugiées, il se soucie beaucoup du peu de ressources dont disposent ces organismes. À son avis, de manière générale, beaucoup de services manquent au niveau de l’accueil. Il estime par contre que la grande importance du travail des bénévoles et des intervenants mérite d’être davantage soulignée et reconnue.

Imaginez la transition que les personnes réfugiées vivent. Ils doivent repartir de zéro, en plus du deuil qu’ils ont à faire de leur ancienne vie. Imaginez trouver un appartement, vous adapter au climat, aux valeurs, aux conventions ou à la nourriture, quand vous arrivez dans une société totalement différente de la vôtre. C’est là que le soutien offert par les organismes est important.

À travers le regard des gens

Selon monsieur Mekki-Berrada, les personnes réfugiées ont tellement de force en elles que le simple fait de les accueillir comme il se doit faciliterait leur intégration. Cela ne veut pas dire qu’elles ne connaîtront jamais aucune difficulté. Cependant, l’essentiel serait là. Abdelwahed estime que si les réfugiés se sentent bienvenus, la rupture ne sera pas totale. L’accueil, le soutien et le message adressés aux réfugiés permettent d’assurer une certaine continuité qui est essentielle dans le processus d’intégration d’une société. Il mentionne que vivre ensemble en société n’est pas simple – et ne le sera probablement jamais –, mais le simple fait de s’accepter les uns les autres constitue la plus grande partie du travail. « Il est important que les réfugiés se sentent les bienvenus et qu’ils se sentent considérés comme des citoyens à part entière. Si c’est le cas, le reste est de moindre importance. » À tout le moins, le reste devient moins difficile.

Le problème en société est que l’autre, qui ne fait pas partie du groupe majoritaire, est souvent perçu comme une menace. Dans bien des cas, c’est la société elle-même qui contribue à la construction de l’autre en menace, par divers procédés. « Dès lors que les personnes réfugiées se sentent comme des menaces aux yeux des autres, la société aura beau les aider, leur offrir des maisons, ce sera insipide pour eux, cela n’aura pas de valeur. Parce qu’ils se sentent non désirés. » Abdelwahed est persuadé que nous sommes capables, en tant que société, d’arriver à voir au-delà des barrières que nous nous construisons. D’ailleurs, il constate que les chercheurs tentent souvent, avec raison, de mettre le doigt sur ce qui va mal, pour tenter d’établir un portrait d’une situation donnée et par la suite proposer des pistes de solutions aux problèmes. En tant que chercheur, Abdelwahed s’évertue aussi à documenter ce qui va bien et, plus précisément, les stratégies personnelles et culturelles de résolution de problèmes mises de l’avant par les personnes réfugiées, ainsi que les pratiques réussies en matière d’accueil et d’intégration des réfugiés au Québec.

Aujourd’hui,  Abdelwahed a renoué avec ses premiers intérêts de recherche et d’enseignement qui remontent au début des années 1990 et qu’il n’a jamais cessé d’explorer, à savoir l’Islam comme tradition discursive, comme système de représentations et comme technologie de soi.

Abdelwahed Mekki-Berrada

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