1 « Lis-moi tout Limoilou » – Quand tombe la barrière de la langue

Valérie Morin et Jennifer Poupart

Lis-moi tout Limoilou est un organisme en alphabétisation populaire autonome accrédité par le ministère de l’Éducation. S’adressant tant aux adultes québécois qu’aux personnes immigrantes, il a pour mission de développer les compétences en lecture, en écriture et en calcul des personnes participantes pour qu’elles soient fonctionnelles dans leur milieu social. Au-delà de cet objectif, l’organisme vise à encourager la participation de la collectivité dans l’amélioration des conditions de vie de ces personnes (monlimoilou.com).

L’organisme accueille 25 personnes réparties selon trois niveaux de compétence en français. La majorité d’entre elles sont des personnes immigrantes réfugiées, souvent analphabètes dans leur langue maternelle et n’étant jamais allées à l’école dans leur pays d’origine. Aller à leur rencontre, c’est vivre une expérience de partage enrichissante avec des femmes et des hommes porteurs de messages révélateurs.

La fébrilité avant la rencontre

Une semaine avant notre rencontre, nous sommes allées rencontrer la coordonnatrice de l’organisme, madame Nicole Landry. Elle nous a présenté madame Louise Chabot, formatrice en alphabétisation et en francisation-alphabétisation, responsable du groupe que nous allions interroger. En quittant, nous avions très hâte et nous étions fébriles à l’idée de faire la connaissance de ce groupe. Plusieurs interrogations restaient en suspens dans nos esprits. Allions-nous être capables de nous comprendre? Quel serait notre plus grand obstacle : la langue ou la timidité? Même si le guide d’entrevue avait préalablement été allégé pour rendre les phrases plus simples, ce que nous demandions n’était pas une tâche élémentaire : exprimer des émotions, peu importe dans quelle langue, est loin d’être évident. Nous étions loin d’imaginer la très grande générosité de ces gens qui, malgré la barrière de la langue, se sont ouverts à nous et ont pris le temps de nous répondre avec le plus beau sourire qui soit.

Quitter son pays

Afin de briser la glace, c’est la formatrice madame Louise Chabot, originaire de Chicoutimi, qui a d’abord pris la parole. Nous avons rapidement compris qu’elle était une femme passionnée par son métier et qu’au-delà de son rôle d’enseignante, elle avait appris à connaître ces personnes et à tisser des liens avec elles. Louise Chabot a donc été d’une grande aide lors de cette rencontre. Plus sensible que nous aux réactions du groupe, elle a pu reformuler les questions ou les réponses lorsque celles-ci demeuraient incomprises de part et d’autre.

C’est d’abord Pirthi Maya que nous avons interrogée. Cette femme de 52 ans, originaire du Bhoutan, est arrivée au Canada en 2010. Elle a dû venir au Québec puisque son pays était déchiré par la guerre : « Moi Népal, après, moi arrivée Canada ». En effet, avant de venir au Canada, Pirthi Maya a passé plusieurs années dans un camp de réfugiés au Népal. Même si elle et sa famille ont finalement choisi le Québec comme destination finale, il ne s’agissait pas de leur premier choix. « Beaucoup malade, ma famille, moi, famille réunion […] États-Unis, travail travail, puis choisi Québec », explique-t-elle.

Johora est quant à elle originaire de la Birmanie. Elle est arrivée au Canada en novembre 2008 avec sa famille et est maintenant âgée de 50 ans. Lorsque nous lui avons demandé la raison de son départ, elle a répondu que la « Birmanie, c’est des problèmes beaucoup ». En effet, la situation en Birmanie est particulière. La grande majorité des personnes habitant ce pays sont bouddhistes et la citoyenneté birmane n’est pas reconnue par le gouvernement pour la minorité musulmane dont fait partie Johora. Les musulmans et musulmanes sont considérées comme des personnes immigrant clandestinement et sont persécutées (Wikipédia 2016). Elle raconte que son « grand-papa », son « papa » et son « oncle » faisaient du commerce en Birmanie, mais qu’ils ne recevaient pas l’argent de leur clientèle bouddhiste. Cela générait beaucoup de conflits entre eux, les citoyens et citoyennes, et la police.

Décrire ce conflit interne impliquant le gouvernement, la police et le peuple n’est pas une mince affaire lorsqu’on ne maîtrise pas la langue. Néanmoins, nous avons compris que la famille de Johora s’était retrouvée dans un climat très instable. L’emphase mise sur le mot « chicane » nous a permis de comprendre l’ampleur des dégâts : « Ne donne pas l’argent, chicaner, chicaner, beaucoup chicaner ». La vie en Birmanie était devenue dangereuse pour la famille de Johora et pour des milliers d’autres. Elle dut alors quitter le pays pour se réfugier dans un camp au Bangladesh. « À la maison, beaucoup de nourriture », précise-t-elle, mais dans le camp de personne sréfugiées c’était une tout autre histoire. Pendant plusieurs années, elle et sa famille ont vécu dans des conditions misérables. « Camping, camping, camping, dormir grand camping […] parfois donner un peu de riz », relate-t-elle.

Shkurta, 56 ans, est arrivée ici en 1999 alors qu’elle n’avait pas choisi le Québec comme terre d’accueil. « Guerre au Kosovo, je n’ai plus maison », indique-t-elle. Cela fait désormais 16 ans qu’elle a fui son pays en raison de la guerre. Deux personnes de sa famille ont tristement perdu la vie dans le conflit. Maintenant installée depuis longtemps à Québec, elle affirme aimer la ville : « Reste ici, adaptée ici ». Son mari et ses enfants s’y sont également établis.

Seydou, pour sa part, est originaire de la Côte d’Ivoire. Cet homme de 32 ans n’est pas un réfugié : « Moi, ce n’est pas à cause de problèmes que je suis venu ici ». Il est venu au Canada en raison de son travail : il a été engagé pour faire des spectacles d’acrobaties, de trapèze volant et de danse africaine. Aujourd’hui, il donne des cours de cirque.

Nous avons ensuite fait la connaissance de Miguel, du Salvador, qui est âgé de 61 ans. Il vient d’une famille d’agriculteurs et agricultrices. C’est avec un grand sourire qu’il a débuté le récit de sa vie : « Moi, un peu plus compliqué », dit-il, suscitant alors les rires autour de la table. Il suit les cours de francisation depuis seulement quelques mois, mais nous avons été surprises par son aisance. « Le Salvador ne donnait pas emplois aux Salvadoriens, il donnait emplois pour garder le système administratif », nous explique-t-il. Malgré notre difficulté à bien saisir le contexte sociopolitique du pays, nous avons compris que c’était pour des raisons de sécurité que Miguel avait dû quitter le Salvador. Nous avons été touchées de voir sa volonté de prendre la parole avec autant de vigueur et de sincérité.

Finalement, Jean-Pierre Boucher a été la dernière personne à se présenter. Originaire du Québec, il aura bientôt 54 ans. C’est pour améliorer ses compétences en lecture et en écriture qu’il a décidé de venir à Lis-moi tout Limoilou. Après avoir discuté avec des personnes des quatre coins du globe, nous avons demandé à Jean-Pierre s’il avait eu l’occasion de parcourir le monde dans sa vie. « Moi j’ai voyagé, je suis allé en Colombie, j’ai trouvé ça génial », nous a-t-il révélé. Il a également visité deux fois la France.

S’intégrer

« Non, non, difficile! » a spontanément répondu Pirthi Maya, en rigolant, à la question de savoir s’il a été facile de s’intégrer à Québec. Faire l’épicerie, par exemple, semble être une tâche banale, mais pour Pirthi Maya et son mari, elle n’avait rien de facile à leur arrivée : « L’autobus, différent numéro, ici moi apprendre différents numéros, difficile ». Savoir à quel magasin se rendre pour satisfaire chaque besoin était aussi compliqué. Maintenant, Phirti Maya n’a plus aucune difficulté à faire ses courses.

Pour Johora non plus, l’arrivée n’a pas été chose aisée. D’abord, la nourriture était différente. Aussi, « façon de regarder, façon de penser, de parler, qui parle », n’étaient pas des coutumes évidentes à apprivoiser. À son arrivée, le gouvernement a donné à Johora un logement et de l’argent pour s’acheter à manger. Ce qu’elle appréciait par dessus tout était de pouvoir se reposer. « Beaucoup dormi, Canada, ça va bien! », s’exclame-t-elle.

Miguel est arrivé aux États-Unis par voie terrestre. Selon ses dires, le fait que ses parents vivent de l’agriculture a facilité le passage des frontières : « Si une personne travaille beaucoup, soit le melon, la tomate, le maïs, ils [les personnels douaniers] ne le savent pas ». Ensuite, Miguel a pris l’avion jusqu’à Toronto avant de se rendre finalement à Québec. Trouver un domicile n’a toutefois pas été facile, les logements abordables se trouvant toujours au sous-sol : « À niveau, ça fait du bien, il y a soleil », spécifie celui qui était habitué à un climat chaud et ensoleillé.

Seydou avait, pour sa part, une longueur d’avance sur ses camarades puisque le français était sa langue maternelle. Il avait aussi, dans son pays, travaillé avec des Québécois et Québécoises, et connaissait même une famille établie à Montréal. « J’étais vraiment chanceux d’être entouré de bonnes personnes qui m’ont montré un peu le chemin ici et qui m’ont aidé », souligne-t-il. « Ce qui est difficile pour moi, c’est juste le froid », ajoute-t-il en riant, suscitant de fortes réactions de la part des autres. « Oui! », ont-ils tous affirmé lorsqu’on leur a demandé s’ils avaient froid au Québec. « Je voyais des gens avec des gros manteaux, je me demandais comment tu fais pour respirer dans ça », poursuit Seydou qui a finalement dû imiter ses concitoyens et concitoyennes en matière d’habillement hivernal.

Pour Shkurta, qui est ici depuis plus longtemps, tout va bien maintenant : « Bien adaptée, aime Québec, peut avoir appartement, payer appartement, magasiner ».

Nous avons constaté que le plus grand obstacle à l’intégration a été, pour la plupart, l’apprentissage de la langue. Johora fréquente Lis-moi tout Limoilou depuis trois ans. Il faut « pratiquer, pratiquer, toujours pratiquer », dit-elle. Phirti Maya acquiesce lorsqu’on lui demande s’il est difficile d’apprendre le français. Sa joie de vivre peut facilement nous faire oublier à quel point cela peut constituer une tâche ardue. Elle pratique le français avec l’organisme depuis cinq ans. Elle explique, en riant avec énergie, que dans « son pays, beaucoup agriculture, écrit jamais, et apprendre nouvelle langue c’est très beaucoup difficile! ». Elle ajoute qu’en continuant de pratiquer, « ça va être correct ». « Je parle, oui, beaucoup, mais écris, non, jamais, c’est facile parler français », précise-t-elle. Seydou avait en tête qu’apprendre est toujours une bonne chose, même si on sait parler la langue. C’est la raison de sa présence chez Lis-moi tout Limoilou : développer ses habiletés en lecture et en écriture. Pour Miguel, écrire en français est plus facile, car lorsqu’il parle, il mélange les mots de l’anglais, du français et de l’espagnol. « Pour l’écriture, c’est le français qui ressemble le plus à l’espagnol », note-t-il. Jean-Pierre vient à Lis-moi tout Limoilou pour apprendre l’écriture et la lecture. « Moi, pour moi, c’est à cause que j’ai perdu mon français, parce que je travaillais beaucoup », explique-t-il. Ce qui l’a poussé à retourner à l’école, c’est avant tout l’envie d’apprendre de nouvelles choses. Il a aussi l’impression que c’est une façon de renouer avec ses racines.

Se faire accepter

Les Québécois et Québécoises sont-elles des personnes gentilles? Tous acquiescent avec un grand sourire : « Aider oui, vraiment gentil, moi aucun problème », raconte Shkurta. « À l’autobus, maxi, c’est difficile. Après question, après m’aider, c’est facile! Québec pas méchant non! » ajoute Phirti Maya toujours en souriant. Miguel nous a alors confié que ses relations avec les Québécois et Québécoises sont bonnes : « Lorsqu’on me dit de parler, l’autre écouter […], chance de pratiquer tous les jours ».

Seydou, plus à l’aise dans la langue, nuance les propos de ses camarades : « Les Québécois sont très gentils, oui, mais ce n’est pas tout le monde ». Les valeurs de sa terre natale et celles des Québécois et Québécoises ne sont pas tout à fait les mêmes : « Le partage est très important en Afrique, mais ici c’est un peu autre chose ». Il spécifie qu’il est très rare qu’il rencontre des personnes qui ne sont pas gentilles avec lui ou prêtes à l’aider, mais il ne cache pas qu’il lui est arrivé d’être ignoré par certaines personnes, au travail ou dans la rue, alors qu’il les saluait. Selon lui, les gens ont des plus « grosses bulles au Québec ». Par exemple, il n’était pas habitué au silence dans l’autobus, donnant l’impression que « chacun est dans son coin ». « Chez moi, même si tu ne connais pas quelqu’un, tu lui dis bonjour », témoigne-t-il. Pour Seydou, saluer quelqu’un est un beau geste qui ne coûte rien et qui ne porte aucune arrière-pensée. Les relations avec les voisins sont très différentes ici, par rapport à la Côte d’Ivoire : « Chez moi, passer des années, trois ou quatre ans, sans se dire bonjour, ça ne se fait pas ».

Tout de suite après cet échange, Seydou a tenu à remercier Louise, son enseignante, pour tous les services reçus grâce à l’organisme. « Je suis désolé de dire ça, mais ce n’est pas tout le monde. Il y a des gentils et il y a des méchants », tranche-t-il. Il s’est alors questionné sur la raison pour laquelle certains Québécois ou Québécoises considèrent que les personnes immigrantes viennent chez eux. Pour lui, « au Canada, tout le monde vient d’ailleurs ». Une certaine gêne s’est alors installée : Seydou ne voulait surtout pas froisser quelqu’un. Nous l’avons tout de suite rassuré : nous posions la question justement parce que nous étions ouvertes aux réponses. Ce qu’il venait de nous raconter sur son vécu était loin d’être froissant. Sans tomber dans la généralisation, sa réponse était porteuse de sens et témoignait d’une certaine réalité dans la société québécoise d’aujourd’hui. Seydou a aussi parlé des relations entre personnes citoyennes, voisines et amies. Sa réflexion à ce sujet était très touchante : « Un être humain, quand tu meurs, tu es tout seul. C’est les autres qui vont venir te prendre et t’enterrer », a-t-il expliqué. Lorsqu’on a posé la question à Jean-Pierre, le seul Québécois natif du groupe, il nous a tout simplement répondu : « Une couleur ou une autre, ça me dérange pas. Une langue, tu l’apprends ». Bhoutanais, Birman, Kosovar, Ivoirien ou Salvadorien, pour lui, personne n’est différent, sinon de par sa langue : « Une personne qui parle une autre langue, c’est un ami pareil, moi je me dis tout le temps ça ».

Vivre à Québec : un regard vers le futur

En évoquant le futur, Phirti Maya rêve de pouvoir « travailler à Québec ». Lorsqu’on lui a demandé où elle aimerait travailler, Louise, son enseignante, s’est jointe à la discussion pour nous confier qu’elle aimerait vendre des fleurs. Peu importe quel sera son emploi, rien ne semble hors d’atteinte pour cette Bhoutanaise à la joie de vivre débordante. Pour sa part, Johora affirme qu’elle aimerait changer de logement pour pouvoir habiter dans un HLM, une habitation à loyer modique : « Oui, moi besoin HLM, moi habiter sept ans pas HLM, besoin HLM ». Sur son site Internet, la Fédération des locataires d’habitations à loyer modique du Québec nous apprend qu’il n’y a eu aucune nouvelle construction depuis 1994 en raison du retrait du gouvernement fédéral du programme. Toutefois, des logements publics continuent d’être développés par divers programmes (FLHLMQ).

Avant de quitter la rencontre de groupe, Seydou nous a partagé ses aspirations : « Moi, mon rêve, c’est d’être heureux dans la vie et d’aider les personnes dans le besoin si je peux ». Son deuxième rêve est de construire une grande école de cirque en Afrique. Philosophe, il ajoute : « Le pauvre, tu peux tout lui arracher, mais pas son rêve ». Shkurta, elle, aimerait retourner voir son pays d’origine en faisant un voyage au Kosovo. « Pas rester pour toute la vie, juste voyage », précise-t-elle. Miguel, ayant écrit dans son cahier de notes durant presque tout l’échange, nous apprend qu’il aimerait faire de la traduction. « Dans le français, oui! », s’exclame-t-il. Finalement, Jean-Pierre nous partage qu’il a déjà réalisé plusieurs de ses rêves lorsqu’il était jeune, mais qu’il aimerait désormais combiner sa passion du voyage à une autre, la course automobile : « J’aimerais continuer de voir d’autres choses, d’autres sculptures, voir d’autres villes, avant qu’on aille là-haut ».

C’est sur cette note d’espoir que ces gens chaleureux, généreux et courageux nous ont dit au revoir. Malgré leur bagage de vie très différent et tous les obstacles qu’ils ont dû surmonter, ils et elles se rassemblent chaque semaine dans cette classe pour poursuivre leur apprentissage du français. Même si notre chère langue n’a rien de simple, ces personnes persévèrent, repoussant, mois après mois, année après année, leurs limites. Pour Lis-moi tout Limoilou, la francisation est la clé de l’intégration. C’est d’ailleurs grâce à toute leur persévérance et leur apprentissage que les personnes que nous avons rencontrées ont été en mesure de nous partager une parcelle de leur vie.

Références

Fédération des locataires d’habitations à loyer modique du Québec. [s.d.]. « Les HLM au Québec». Site internet. http://flhlmq.com/livre/les-hlm-au-qu%C3%A9bec. Consulté le 7 avril 2016.

monlimoilou.com. [s.d.]. « Lis-moi tout Limoilou ». Site internet. http://www.monlimoilou.com/entreprises/lis-moi-tout/. Consulté le 7 avril 2016.

Wikipédia. 2016. « Histoire des Rohingya ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_des_Rohingya. Dernière modification le 7 octobre 2019.

Rencontre à Lis-moi tout Limoilou

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