8 Carlos Ortiz, Salvador
Geneviève Richard
Professeur d’électronique au secondaire, Carlos Ortiz vivait auparavant au rythme des coutumes latines au Salvador, en Amérique centrale. Toutefois, sa conjointe, ses deux fillettes et lui connaissaient des jours difficiles depuis 1980 en raison de la guerre civile sanglante qui ravageait leur pays. C’est pourquoi, ensemble, cette famille prit un jour la décision de fuir vers un pays refuge.
La décision de quitter
C’est à la fin des années 1980 que la famille de Carlos Ortiz décida de quitter le pays dans le but de trouver de meilleures conditions de vie ailleurs. Sa femme et sa plus jeune fille furent les premières à partir en essayant de contourner les douanes mexicaines et américaines. Carlos, lui, éprouvait encore beaucoup de peine à l’idée de quitter sa terre natale. Il pensait cependant à l’avenir incertain de sa fille aînée dans ces conditions de guerre.
Quelques mois plus tard, puisque sa grande fille n’avait pas obtenu de visa pour immigrer, Carlos décida de recourir à l’aide dangereuse des « coyotes », c’est-à-dire de Mexicains qui ont la nationalité américaine et qui connaissent des moyens de faire traverser des illégaux vers les États-Unis. Chaque membre du groupe désirant traverser l’Amérique de cette manière doit verser une généreuse avance financière au coyote, puis payer le reste une fois arrivé à la frontière. Carlos se retrouva ainsi dans groupe d’une douzaine de personnes dont sa fille de cinq ans était la seule enfant.
La traversée
Père et fille prirent tout d’abord l’avion au Salvador en direction du Mexique. Arrivé à destination, le groupe des personnes immigrantes potentielles se répartit dans deux petites voitures. Carlos se cacha dans le coffre de la voiture et sa fille, assise sur la banquette arrière, jouait le rôle de l’enfant, comme pour simuler une famille. Puisque des problèmes de guerre étaient présents, il n’était pas rare que des policiers arrêtent des individus voyageant sur la route pour les questionner et vérifier le contenu de la voiture. Effectivement, à la nuit tombée, un policier demanda à l’un des deux « coyotes » de s’identifier, mais lorsqu’il remarqua la petite fille dans la voiture, il ne posa plus de questions et les laissa poursuivre leur trajet.
Après un certain temps, Carlos sentit le véhicule s’arrêter. Le groupe, toujours guidé par les deux coyotes, devait à présent continuer à pied, dans la forêt. Fatigués et affamés, ils et elles amorcèrent une dangereuse marche en pleine nature afin de ne pas se faire surprendre par la surveillance aérienne. Carlos remarqua que la présence de sa petite fille dérangeait certaines personnes, puisqu’elle avait tendance à faire plus de bruit que les autres. Son père lui faisait voir cette aventure comme un jeu. Il lui disait qu’il était important de chuchoter et de courir le plus vite possible lorsque c’était le temps. Aujourd’hui, Carlos compare son histoire avec le film italien La vie est belle, dans lequel le personnage principal fait croire à son enfant qu’un camp de concentration allemand est en réalité un jeu dont le but est de gagner un char d’assaut.
Après avoir traversé une forêt, un champ et une rivière, sa fille était à bout de souffle. Lorsque le groupe arriva finalement dans la région de Los Angeles, Carlos demanda aux coyotes de faire une pause pour que sa fille puisse manger. Mais les guides ne voulaient faire aucun arrêt. Le risque de se faire prendre était trop important. Carlos réussit néanmoins à exiger de dormir une nuit dans un motel. Puisque ces personnes voyageant clandestinement n’avaient pas beaucoup d’argent, le groupe partagea le montant d’une chambre et se retrouvèrent ensemble à dormir dans la même pièce. Le lendemain, Carlos et sa fille, perdus dans le village et toujours le ventre vide, cherchèrent désespérément une église. En fervent catholique, il voulait parler à un prêtre pour se confesser.
Au bout d’une rue, Carlos vit un clocher qui dépassait le toit des maisons. Alors que cette découverte lui redonnait espoir, il aperçut au même moment dans la rue une famille d’origine sud-américaine s’apprêtant à rentrer chez elle. Il les apostropha en leur demandant de la nourriture pour sa fille. La famille se montra encore plus généreuse en les invitant à entrer pour savourer un délicieux déjeuner et même prendre une douche. Mais à leur retour au motel, tout le groupe était déjà parti, laissant Carlos et sa fille seuls et perdus à Los Angeles.
Heureusement, Carlos savait que la mère de sa conjointe s’était établie dans les environs. Lui et sa fille la retrouvèrent et passèrent une semaine chez elle. Durant toute cette période mouvementée, la femme de Carlos n’avait aucune nouvelle d’eux. De plus, Carlos n’avait pas payé la somme due aux coyotes. Lorsque le téléphone sonna chez la mère de sa femme, des coyotes demandèrent si quelqu’un savait où était Carlos. Sa belle-mère joua le jeu et, encore aujourd’hui, elle nie avoir jamais eu de ses nouvelles, pour le protéger. En effet, si Carlos avait été dénoncé par les coyotes qui n’avaient pas reçu leur argent, il aurait dû retourner au Salvador et faire de la prison.
La vie au Québec
Quelques semaines plus tard, la famille Ortiz fut finalement réunie au Québec. Sa femme était heureuse d’enfin retrouver son mari et sa plus grande fille. Comme premier emploi au Canada, Carlos et son frère ouvrirent un restaurant à saveur mexicaine, Don Pancho, dans la Halte Bouffe de Place Laurier Québec. Mais après quelques années, le restaurant fit faillite, le coût de location du lieu étant trop dispendieux. Entretemps, la famille salvadorienne s’agrandit avec l’arrivée d’une troisième fille.
Toujours attaché à ses racines, Carlos décida alors d’ouvrir un petit restaurant dans la Basse-Ville de Québec, sur la rue Saint-Vallier où les coûts de location étaient plus abordables. Ce restaurant existe toujours aujourd’hui et Carlos en est encore le propriétaire. Le menu suggère entre autres des burritos (tortilla garnie de poulet, de bœuf, de jambon ou de crevettes, fromage laitue et salsa rouge), du guacamole, du chili con carne et des enchiladas.
Les liens avec le Salvador
Aujourd’hui, Carlos dit qu’il aime toujours son pays d’origine, le Salvador, et qu’il apprécie la manière de vivre des gens là-bas. Il a eu la chance d’y retourner à quatre reprises pour rendre visite à des membres de sa famille.
Nous lui avons demandé comment il trouvait l’accueil des Syriens et des Syriennes au Québec. Il nous a répondu qu’il considérait que le Canada avait déjà fait sa part et que d’autres pays, comme le Brésil par exemple, devraient se montrer plus ouverts à les recevoir. Il avoue qu’il comprend certaines personnes habitant le Québéc, et citoyens ou citoyennes du Canada ayant peur de leur arrivée en entendant toutes les atrocités se déroulant en Syrie et dans les pays voisins. Par contre, Carlos affirme que les Canadiens et Canadiennes auraient avantage à mieux accepter le changement. Selon lui, les habitants du Salvador aiment le changement et en redemandent, puisqu’ils savent que les améliorations peuvent leur apporter quelque chose de bien, contrairement aux Canadiens et Canadiennes, qui se montrent plutôt fermées car ces personnes craignent de voir leur mode de vie se modifier.
Dans le restaurant de Carlos Ortiz, la musique et les décorations sont inspirées des coutumes latines et mexicaines. On y retrouve des sombreros et des toiles peintes par Carlos qui illustrent des paysages exotiques. Le soir, lorsque la clientèle est servie, le natif salvadorien se permet d’animer la pièce en chantant des chansons en espagnol et en jouant du tam-tam.
Nous lui avons finalement demandé quel avenir il entrevoyait pour le Salvador, puisque la violence y est toujours présente et que certains quartiers sont très dangereux à cause des gangs de rue. Carlos craint effectivement que la nouvelle génération ne réalise pas de changements pacifiques : les petits garçons qui ont grandi à l’époque de la guerre civile n’ont reçu aucune éducation autre que la violence comme mode de survie. Ils sont maintenant adultes et font souvent partie de gangs de rue. En effet, pour gagner de l’argent, la façon la plus simple pour eux est d’entrer dans le grand réseau du commerce de la drogue. Ce problème n’est pas uniquement omniprésent au Salvador, mais bien ailleurs en Amérique latine, notamment au Mexique, et dans certains états des États-Unis.
En somme, nous retenons de cette rencontre avec Carlos Ortiz que les Salvadoriens et Salvadoriennes accordent une importance considérable à la famille. La religion est également très présente dans le quotidien des Ortiz et leurs retrouvailles en famille à Québec restent colorées par les coutumes de leur pays d’origine. Nous croyons que Carlos est le membre de la famille qui semble le plus attaché à ses racines, tout en étant heureux de sa nouvelle vie au Québec.