Introduction
Claudia Bourguignon Rougier
Ce livre destiné à un public francophone n’a pas pour objet de parler des luttes décoloniales ni des études décoloniales en général. Son objectif est plus modeste. Le but est de revenir sur la « colonialité du pouvoir » et le mouvement dans lequel le concept « décolonial » a pris en Amérique ibérique et dans la Caraïbe. Ce n’est donc pas l’acception du terme « décolonial » en France, en Belgique, au Canada ou dans les pays africains francophones qui nous intéressera ici, ni son utilisation par les groupes antiracistes de ces pays. Nous voulons seulement présenter le versant latino-américain de la théorie décoloniale.
Il est certain que la décolonialité a une histoire différente en « Amérique latine » ou dans des pays comme la France, le Canada ou sur le continent africain. Mais tous ces mouvements décoloniaux ont un point commun : il est difficile de séparer les élaborations théoriques des pratiques de luttes et ces dernières de la réappropriation de l’histoire. En France, au Canada, en Belgique, sur les continents africain ou américain, l’écriture de la décolonialité change avec les mouvements sociaux qui eux-mêmes se construisent dans une connexion à ces apports tout en les modifiant.
Le but précis de ce petit dictionnaire est de contribuer à faire apparaître cette connexion, celle qui relie les luttes décoloniales et la perspective Modernité/Colonialité (MCD) dans une aire spécifique, l’Amérique ibérique et la Caraïbe. Ce qu’on appelle le projet ou la perspective MCD renvoie à ces rencontres d’intellectuel-le-s latino-américain-e-s qui se réunirent au tournant du siècle et un peu après, autour des concepts de colonialité du pouvoir et de modernité/colonialité.
Bien sur, les lecteurs et lectrices ne trouveront là que des pistes; nous n’avons pas eu la prétention de fournir une analyse de fond. Mais il importe de relever qu’on ne fait pas une histoire des idées comme si ces dernières s’engendraient les unes les autres. Vu qu’un des concepts essentiels de la théorie décoloniale est celui de la colonialité du savoir, nous avons décidé d’appliquer la méthode à ce travail. Plutôt que de présenter un mouvement de pensée, nous avons voulu tracer une cartographie sommaire du moment décolonial en tendant des ponts entre des catégories, des pratiques, des itinéraires et des événements.
La généalogie du concept de colonialité nous renvoie à une articulation décisive, la dernière décennie du XXe siècle. En 1992, le concept de la colonialité du pouvoir apparaît dans les travaux d’Aníbal Quijano. C’est l’anniversaire des 500 ans de la « Découverte », mais c’est aussi le passage à une autre période, avec l’essor des mouvements indiens et afro-américains. Cette co-émergence de la théorie et des résistances multiples n’est pas une coïncidence, elle est consubstantielle. Si nous ne prenons pas en compte le puissant soulèvement de l’Inti Raymi en Équateur en 1990 et le mouvement indigène ou afrodescendant en général, la généalogie du concept de colonialité est biaisée.
Car en « Amérique latine », la toile de fond de la théorie de la colonialité, c’est une résistance ancienne qui commence avec la colonisation espagnole et qui continue de nos jours à travers les nombreux mouvements indigènes ou afrodescendants, les luttes contre l’extractivisme, le communalisme et les diverses formes de féminisme décolonial. Walter Mignolo, un des membres du projet MCD, l’a dit à plusieurs reprises dans ses travaux, entre autres dans La colonialidad a lo largo y lo ancho : la décolonialité commence avec la colonialité, et se manifeste comme résistance indigène. Le sémioticien argentin va même jusqu’à faire du texte d’un indigène andin du XVIe siècle, Guamán Poma de Ayala, un des premiers éléments du corpus théorique décolonial. L’idée semble d’autant plus fondée que Nueva Crónica y buen gobierno fut composée après deux mouvements d’ampleur : la résistance d’un petit état andin à l’envahisseur espagnol et la révolte du Taqui Ongoy, mouvement populaire qui aurait pu en finir avec la colonisation espagnole. Encore une fois, remarquons cet entrelacement des théorisations et des luttes, dès l’origine.
La théorie de la colonialité du pouvoir et du savoir a pour terreau diverses traditions latino-américaines; elle puise dans la théorie de la dépendance ou la théologie et la philosophie de la libération. Elle doit aussi beaucoup à des intellectuel-le-s hétérodoxes comme Mariátegui,, qui, dans la deuxiéme décennie du XX siècle, posa d’une façon inédite la « question indienne », des sociologues comme le colombien Orlando Fals Borda, qui a pensé la décolonisation intellectuelle dans les années 1970 ou au mexicain Pablo González Casanova, qui a élaboré dans les années1960 la notion de colonialisme interne.
Mais ce ne sont là que les mouvements d’idées et ces idées se sont abreuvées à la source des luttes du XXe siècle et du XXIe siècle autant qu’elles les ont inspirées : dans les luttes armées du XXe siècle, la notion d’hégémonie d’un Gramsci a joué un rôle important. Dans l’expérience des combats du XXIe siècle, des luttes zapatistes et des communautés indigènes ou afrodescendantes en conflit avec des états complices de multinationales prédatrices, l’idée d’autonomie s’est affirmée comme pratique. Cette idée représente un pan considérable de l’approche décoloniale de certain-e-s auteurs et autrices. Les travaux d’un groupe d’intellectuel-le-s issu-e-s de divers pays du continent qui ont remis en question la colonialité du pouvoir occidental ne sont finalement que la partie émergée de cet iceberg brûlant. Je veux parler de celles et de ceux qui ont travaillé dans le cadre du projet MCD à la charnière du XXIe siècle.
Nous présenterons ici certains de leurs concepts, leur enracinement dans une histoire américaine, essaierons d’empêcher des confusions et des piratages, de faire apparaître les emprunts, parfois, de noter les limites ou incohérences, et suggérerons en quoi, et pourquoi, à notre sens, les perspectives critiques latino-américaines n’intéressent pas seulement les habitant-e-s du continent.
Ce travail a été mené en solitaire pendant un an, mais il a fini par devenir collectif. Paul Mvengou Cruz Merino, maître de conférence en anthropologie à Libreville, et Sébastien Lefèvre, enseignant à l’Université de Saint-Louis du Sénégal m’ont rejointe. C’était une collaboration prévisible puisque nous travaillons ensemble depuis quelques années dans le cadre de la Revue d’Études Décoloniales. Ils ont pris en charge les entrées concernant les mouvements afrodescendants en « Amérique latine ». Jonnefer Barbosa, professeur de philosophie à Sao Paulo, dont j’avais découvert il y a quelques années le concept de « sociétés de disparition », a également apporté sa contribution au volet brésilien de cette problématique. Fernando Proto, également professeur de philosophie en Argentine, a contribué à cette publication, avec une réflexion sur l’apport du philosophe argentin Agustín de la Riega.
Nous aimerions donner une idée de la diversité d’une perspective décoloniale latino-américaine qui a toujours été multiple et qui passe par de véritables oppositions. Il y a cependant un accord entre ceux et celles qui, en « Amérique latine », revendiquent leur ancrage décolonial : la modernité a deux faces dont l’une est coloniale. Son discours d’émancipation, côté obscur, s’est transformé en discours de domination (grâce à des stratagèmes comme la mission civilisatrice). Cette domination qui ne dit pas son nom s’ancre dans un racisme structurel qui commence avec la colonisation de l’Amérique. Cet accord sur la nature raciste et ethnocentrée de l’Occident est incontournable dans la vision des membres de ce groupe par ailleurs très informel.
Nous avons souhaité revenir sur une approche du décolonial qui a cours dans certains pays et identifie le décolonial latino-américain à un mouvement académique, vision qui nous semble infondée. L’apport des militant-e-s est une donnée fondamentale pour comprendre l’émergence de la décolonialité latino-américaine. Nous avons tenu à contribuer à la correction de cette méprise. Pour cette raison, nous avons fait en sorte de rendre visible l’apport fondamental des féminismes décoloniaux et des mouvements indigènes ou afrodescendants dans la gestation d’une pensée qui s’est nourrie de la richesse des luttes.
Le rôle fondateur de chercheuses et activistes comme Ochy Curiel, Yukerdis Espinosa, Maria Lugones, Julieta Paredes, Silvia Rivera Cusicanqui ou encore Rita Segato, pour ne citer que les plus connues, est indéniable. Le féminisme décolonial comme pratique existe depuis longtemps, mais il ne se revendique comme tel que depuis une dizaine d’années. Certaines féministes le font remonter à la colonisation, d’autres à des révolutions comme celle du Pérou et de la Bolivie de l’époque coloniale. Sans cette approche féministe, toute théorie, toute pratique de la décolonialité serait tronquée et là encore, les femmes ont du faire leur place dans le mouvement et dans le corpus théorique.
Quant aux intellectuel-le-s indigènes ou afrodescendant-e-s, le travail qu’ils et elles ont mené, en liaison avec les mouvements du XXe et du XXIe siècle, a souvent anticipé les productions des auteurs et autrices reconnu-e-s du courant décolonial. Je pense par exemple à la pensée de la militante Dolores Cacuango en Équateur, qui imagina une autre fondation nationale pour le peuple équatorien ou à celle du bolivien Fausto Reynaga. Dès les années 1970, engagé dans le mouvement katariste, il écrivit La revolución india remettant en question de façon radicale un mythe du métissage sur lequel reviendrait Aníbal Quijano vingt ans plus tard. Certaines idées n’auraient pu émerger sans le travail préalable mené par des Indigènes ou des Afro-descendant-e-s qui ne jouissaient pas d’une position leur permettant d’avoir des relais. Et le travail de ces intellectuel-le-s et militant-e-s s’enracinait lui-même dans l’histoire de cinq siècles de révoltes, résistances et révolutions. Comment comprendre une pensée du refus sans considérer les manifestations de ces refus dans l’histoire : qu’il s’agisse des révoltes indiennes ou du phénomène du marronnage ou encore de ces communautés noires clandestines que furent les Quilombos ou Palenques.
Ce courant décolonial comme tel est extrêmement riche et les individus qui participèrent au projet Modernité/Colonialité entre 1994 et 2006 ont produit un corpus théorique important, inégal mais très riche. Il faut à la fois leur rendre justice et éviter de les isoler dans une starification ne rendant pas compte du mouvement très vaste dans lequel leurs pensées ont pu se développer. Les principales figures de ce courant théorique sont beaucoup plus connues aux États-Unis, en Afrique ou au Canada qu’en France. Mais dans l’ensemble certain-e-s auteurs et autrices l’emportent sur les autres. Aníbal Quijano, le sociologue péruvien, Walter Mignolo, le sémioticien argentin, et Enrique Dussel, le philosophe sont les plus connus. Ramón Grosfoguel et Nelson Maldonado Torres, respectivement sociologue et et philosophe, sont plus reconnus dans les cercles de militant-e-s décoloniaux, décoloniales hors d’Amérique latine. Maria Lugones jouit d’une certaine aura dans les milieux féministes, mais Catherine Walsh est pratiquement inconnue en Europe. Arturo Escobar, l’anthropologue colombien qui commence à être traduit en français grâce au groupe de traduction de la Revue d’Études Décoloniales, a acquis une certaine réputation. Par contre, un philosophe comme Santiago Castro Gómez dont l’œuvre est importante et qui produit une passionnante lecture critique des gouvernementalités foucaldiennes, n’est pas connu ni traduit en zone francophone, à l’exception d’un article sur Foucault et des extraits de la Hybris del punto cero publiés dans la Revue d’Études Décoloniales.
Nous avons donc essayé de donner plus de place à leurs approches. De même, je suis revenue sur les écrits de deux Vénézuéliens qui participaient au mouvement à ses débuts, les sociologues Edgardo Lander et Fernando Coronil. Ils sont absolument inconnus en zone francophone, hormis des spécialistes. Et j’ai fait une place importante aux concepts d’interculturalité développés par la chercheuse Catherine Walsh, laquelle travaille avec des communautés andines en Équateur. Ce sont là les « historiques » du mouvement décolonial, un groupe marqué par sa composante masculine. Il faudra, dans une autre édition, évoquer également le rôle ponctuel de Zuma Palermo et Freya Schiwy, ou encore du critique littéraire bolivien Sanjinés. Cet abécédaire ne prétend pas à l’exhaustivité. Il reviendra à d’autres de continuer ce qui est un work in progress.
La théorie de la colonialité du pouvoir, comme les enfants créatifs, échappe à ses géniteurs et génitrices et a migré dans plusieurs disciplines et plusieurs pans de la vie sociale latino-américaine. Un aspect important de son histoire est sa diffusion-transformation dans les sociétés ibéro-américaines et son articulation à d’autres courants de pensée. La pensée « décoloniale » s’est en effet fondue dans d’autres pensées radicales. Son influence sur la pensée écologiste radicale est indéniable. En 2018, un cours de l’IHEAL parisienne s’intitulait : Colonialité de la nature et extractivisme. Il émanait d’une chercheuse qui ne revendique pas son appartenance au courant, ce qui donne une idée de l’appropriation du terme dans les milieux académiques latino-américains ou apparentés. En « Amérique latine », nombreuses sont les revues qui proposent une approche critique de la réalité sociale sur des bases décoloniales comme les revues Faia ou Analéctica.
L’approche décoloniale latino-américaine a mis longtemps à se diffuser en zone francophone, confondue avec l’approche postcoloniale d’un Edward Saïd ou celles des penseurs et penseuses de la subalternité indienne. En France, cette confusion était manifeste dans l’approche, datée déjà, de Jean-Loup Amselle avec L’Occident décroché. Il y a encore une certaine cécité des milieux français. Mais une tendance à l’ouverture prend forme depuis quelques années en France, le Canada et la Belgique étant d’ailleurs en avance sur l’hexagone. En rend compte la réception favorable de certain-e-s autrices et auteurs, comme Arturo Escobar en 2018. En France, la résistance à la décolonialité persiste cependant, la lenteur des traductions qui s’y font étant un signe de cette méfiance. El giro décolonial, traduit en 2014 sous le nom de Penser l’envers obscur de la modernité, était le première anthologie publiée. Un décalage de vingt ans.
En Europe comme sur le continent américain, on a reproché au courant décolonial, quand on s’y est (brièvement) intéressé, une certaine univocité dans l’analyse de la modernité, l’utilisation de concepts a-historiques ou une tendance à diaboliser l’Occident. Certaines critiques étaient justifiées, mais trop souvent, elles étaient d’abord motivées par le désir de jeter le bébé avec l’eau du bain. La théorie décoloniale n’est pas un programme. Elle émane d’auteurs et d’autrices divers-es qui sont souvent en désaccord sur bien des points. Et elle a une histoire. Si une première phase correspond à l’approche des années 1990, avec la prééminence d’auteurs et d’autrices comme Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo, dans la deuxième phase, la première décennie du XXIe siècle, l’approche féministe apporte un changement profond et l’intervention de philosophes et d’anthropologues dégage des perspectives nouvelles, d’autant plus que certain-e-s vont s’ouvrir à la perspective féministe. Enfin, de nos jours, chaque auteur et autrice poursuit sa route avec des productions particulièrement originales et des chemins aussi différents que celui de Ramón Grosfoguel, très engagé dans la lutte politique contre l’islamophobie et la critique de l’impérialisme américain au Venezuela, ou celui d’Arturo Escobar, lequel essaie de combiner engagement auprès des peuples autochtones et intégration critique de certains aspects de la modernité ( par exemple, le design pensé dans son rapport à la communauté), sont un bon exemple de cette variété.
Nous entrons dans un autre moment, marqué par la diversité des approches, l’apport de ceux et celles qui étaient encore étudiant-e-s quand le courant est apparu et l’évolution des fondateurs et des fondatrices. Il n’y a pas une perspective décoloniale latino-américaine. De nombreuses revues surgissent qui mentionnent toutes leurs dettes envers ce courant de pensée.
Nous espérons, avec cet abécédaire qui ne vise ni l’objectivité, ni l’expertise, donner l’envie d’aller voir plus loin. Un de ses buts est de fournir une perspective sur la colonialité du pouvoir et ses ramifications. Cela n’engage qu’une autrice et des auteurs, membres de la Revue d’Études Décoloniales. Ce livre est un point de vue qui en appelle d’autres.
Le deuxième but est pédagogique; apporter une vulgarisation et un ouvrage consultable rapidement à une époque où l’extension des articles critiques n’en finit pas de croître, alors que le temps nous manque de plus en plus. Nous avons néanmoins tenu à permettre aux lecteurs et aux lectrices d’approfondir, s’ils et elles le souhaitent, les points évoqués. D’où les références très nombreuses qui renvoient presque exclusivement à des articles ou livres en accès libre sur le net, en français, en anglais et en espagnol.
Notre travail s’inscrit dans la ligne qui est celle de la Revue d’Études Décoloniales, depuis le début : faire connaître les travaux d’intellectuel-le-s et d’activistes latino-américain-e-s en traduisant leurs textes, en proposant des approches critiques de leurs travaux, et donner accès librement à ces informations. Une version révisée se trouve sur mon portail Academia-edu.
Ce livre est la première version d’un travail qui est évolutif : nous lui donnons une forme collaborative que le principe de glossaire rend d’autant plus aisée. Le format est ouvert. Nous vous invitons à nous rejoindre pour la deuxième version, pour enrichir le contenu ou le traduire vers une autre langue. Il sera publié aux Editions d’Europhilosophie en 2023.