86 Rébellion (la Grande)

Claudia Bourguignon Rougier

Cataclysme dans un univers colonial

Au XVIIIe siècle, une rébellion andine, qui se produisit sur le Haut-plateau péruvien et dans le Haut Pérou[1], mit en danger l’administration coloniale espagnole. La Grande Rébellion, comme on l’appela, était en fait la confluence de plusieurs types de révoltes sur des aires assez différenciées, dont l’une dépendait de la vice-royauté du Pérou et l’autre du tout récent vice-royaume de la Plata. Elle se produisit dans un contexte de transformation du colonialisme espagnol, lorsque l’État Bourbon absolutiste s’employa à ponctionner plus amplement ses colonies et à intensifier le taux d’exploitation des populations. Les modifications ne concernaient pas seulement l’organisation administrative et fiscale. Le système social colonial, basé sur la séparation république d’Indien-ne-s/république d’Espagnol-e-s[2] avait évolué. Un processus de différentiation socio-économique important s’était produit sur le Haut-plateau péruvien, qui serait le siège de l’insurrection tupamariste, avec l’apparition d’un groupe de commerçants riches. Dans la même région, la noblesse d’origine inca avait affirmé avec panache son identité, entretenant des rapports de quasi égalité avec la noblesse créole. Par contre, dans l’autre zone de la rébellion, le Haut Pérou, les fondements de la société coloniale, qui passaient par la domination du chef ethnique traditionnel, le curaca, chargé de percevoir les impôts, d’organiser le travail forcé et de trancher la question des terres, avait été remis en question à plusieurs reprises. Les communautés paysannes indigènes mettaient en cause leur implication dans la ponction toujours plus âpre de l’État colonial, leurs connivences avec les fonctionnaires locaux. Elles avaient violemment affirmé une volonté d’autonomide la e et d’égalité.

On a souvent présenté la Grande Rébellion, dans ses deux phases, comme une réaction au caractère prédateur de l’administration espagnole du XVIIIe siècle, en particulier à l’augmentation de l’impôt indien (la capitation) et à la généralisation du mécanisme du reparto qui permettait au corregidor, sorte de préfet local, de vendre sous la contrainte aux indigènes des marchandises aux prix exorbitants. L’historien Alberto Flores Galindo a bien montré que ce schéma mécanique oppression-réaction n’épuisait pas l’explication de ce qu’il définit comme une révolution.

On divise habituellement la rébellion en  deux phases. La première, avec le leadership de Túpac Amaru II?, riche curaca de la région du Cuzco, se déroula entre novembre 1780 et mai 1781, dans la vice-royauté du Pérou, sur le Haut-plateau andin. Les armées de Tupac Amaru II parcoururent le Haut-plateau pendant quelques mois, plusieurs régions se soumettant à l’autorité de l’Inca autoproclamé. Tupac Amaru II avait un programme qui n’incluait pas seulement les populations autochtones mais tous les natifs et natives non espagnol-e-s. Ce programme, les runas (paysan-e-s indien-ne-s) qui le suivirent l’interprétèrent à leur façon, comme on le verra. Cette première phase assez brève, marquée par l’échec du siège de Cuzco, se termina avec l’arrestation et le supplice du « traître » Tupac Amaru II.

La deuxième phase continua sur le territoire du Haut Pérou, à partir de 1781, avec le leadership de Julian Apaza, dit Tupac Katari, mystérieux Indien aymara. Elle serait marquée par l’échec du siège de la ville de La Paz, métropole incontestée de l’Amérique du sud à cette époque. Officiellement, il y eut jonction entre les tupamaristes, héritiers et héritières du défunt Tupac Amaru et les tupakataristes qui combattirent aux côtés de Tupac Katari. Mais les alliances s’avèrent compliquées et les motivations des communautés entrées dans la rébellion, différentes. Le type de stratégie guerrière fut plus sophistiqué dans la deuxième partie du conflit et l’aspect guerre de castes, ainsi que la violence sacrificielle, plus prononcé. Les deux mouvements se conclurent sur la même défaite et la même mise à mort des chef-fe-s, par des autorités coloniales qui, particulièrement échaudées, réprimèrent avec férocité ce qui restait du mouvement et profitèrent de la situation pour mettre au pas la noblesse indigène.

Une situation complexe

Cette chronologie empêche de voir la nature polymorphe d’une situation insurrectionnelle complexe qui était déjà en place dans les deux aires de la rébellion, pour des raisons qui n’étaient pas toujours les mêmes. Avant même que Tupac Amaru levât une armée et parcourût le Haut-plateau afin de rallier les villes et villages à son projet de république de créoles et d’Indien-ne-s, dans le Haut Pérou, les communautés paysannes luttaient contre la domination de curacas qu’elles estimaient illégitimes, fédéré-e-s autour de la figure charismatique de leur représentant Tomas Katari. Ce dernier avait dénoncé, dès 1777, auprès de l’Audience (tribunal) de Potosí, les stratagèmes de l’Espagnol Blas Bernal, lequel avait usurpé la charge de curaca à son détriment et, grâce à un système de taxation falsifié, s’enrichissait aux dépends de la monarchie espagnole. Les péripéties liées à sa requête (emprisonnements répétés, longs et périlleux déplacements dans la vice-royauté pour obtenir justice, interventions régulières des communautés pour le défendre, manœuvres, mensonges et duplicité des diverses autorités en place) se terminèrent sur son assassinat commandité secrètement par le tribunal de sa région de Charcas. Cela provoqua un soulèvement général des communautés indiennes, lesquelles essayèrent de prendre la ville de Chuquisaca, la plus importante de la région. Le soulèvement échoua mais il avait eu une ampleur considérable et fait apparaître des revendications radicales. Katari, que ses deux frères avaient rejoint rapidement et qui continuèrent le combat après sa disparition, avaient, eux, un programme, qui n’était pas celui des Tupamaristes : il ne s’agissait pas seulement de libérer les communautés des dîmes et autres impôts ou de revenir aux temps de l’Inca Roi. Il s’agissait aussi de récupérer les terres usurpées par les Espagnol-e-s depuis la Conquête. L’un des frères de Tomas Katari disait à ce sujet :

Le gouvernement devrait changer dans tous les domaines. Il devait être équitable, bienveillant et ne plus reposer sur les impôts (…). Ils (les membres de communautés) souhaitaient être libérés des taxes, des gabelles, des achats forcés de marchandise, des dîmes, vivre déchargés du souci que représentaient toutes ces contributions, et devenir enfin les maîtres de leurs terres et de leur productions, dans la paix et la tranquillité. (Serulnikov, 2010)

Or, ce qui se passait dans le Haut-plateau à peu près au même moment[3] était d’une autre nature. La révolte y résultait d’une synergie entre le projet du curaca José Gabriel Condorcanqui, dit Tupac Amaru II, d’une partie des élites indigènes locales, de certain-e-s créoles et métis-ses (en général des cadres du mouvement) et d’une population de runas qui acceptait son leadership, ce qui ne l’empêcha pas de déborder le mouvement. Le pouvoir des curacas, dans la zone de Cuzco, loin d’avoir été remis en question, était au contraire très fort. Le projet de Tupac Amaru II supposait la fin des impôts et des droits de douanes intérieurs comme du travail forcé, mais la question de la terre et de sa récupération n’y jouait pas le même rôle. De même, la structure hiérarchique de la société n’y était pas remise en question.

On retrouverait cette différence lors de la deuxième phase de la Grande Rébellion, après l’exécution de Tupac Amaru et l’assassinat de Tomas Katari. Le soulèvement, du moins au début, ne résulta pas d’un effet de contagion lié au déplacement de ce qui restait des troupes rebelles tupamaristes vers le Haut Pérou. Ce fut un mouvement original qui s’inscrivait dans l’histoire de rébellions évoquées plus haut. Le leader, Juan Apaza dit Tupac Katari, n’était pas un aristocrate, et la rébellion, qu’annonçait déjà celle qu’avait déclenchée la mort de Tomas Katari, apparaissait plus comme l’émanation du monde indigène populaire, comme le résultat de la multiplication de soulèvements locaux.

Utopie andine : deux lectures

Même si l’utopie andine joua un rôle différent dans les deux zones, cela n’empêcha pas le mythe de fonctionner dans les deux aires de la rébellion. Des deux côtés, la révolte s’appuierait sur un messianisme, celui du retour de l’Inca. Tupac Amaru II incarnait Tupac Amaru I, le souverain du XVIe siècle qui résista aux Espagnols dans son bastion de Vilcabamaba avant de finir décapité et écartelé. Ce mythe du retour, véhiculé par l’histoire orale, avait traversé les âges depuis la Conquête et il circulerait durant toute la colonisation et même après l’Indépendance. Mais il ne jouerait pas le même rôle dans les deux zones de la rébellion. Si, pour les Tupamaristes, il s’inscrivait dans un projet de restauration concret, pour les rebelles du Haut Pérou, il était plus un symbole fédérateur qu’un programme. Et le fait que cette région, l’actuelle Bolivie, fût une région Aymara, conquise tardivement par l’Empire inca, joua certainement un rôle. L’Empire inca avait été un empire colonisateur et ses armées avaient imposé la domination à de nombreux peuples andins, dont les Aymaras du Haut Pérou. Lorsque les troupes tupamaristes, après l’arrestation et le supplice de leur leader, arrivèrent dans le Haut Pérou et campèrent sur les hauteurs de La Paz, face aux troupes de Tupac Katari qui préparaient le siège de la ville, elles eurent du mal à faire entendre qu’elles assumeraient le commandement des opérations. Le mythe de l’Inca fonctionnait très bien à distance, mais les Indien-ne-s du Haut Pérou n’avaient pas envie de s’inféoder à d’autres groupes. Les Tupamaristes, en la personne de Diego Tupac Amaru et Andrés Tupac Amaru, cousin et neveu de l’Inca décapité, allèrent jusqu’à faire arrêter Tupac Katari. Mais ils comprirent vite qu’il était l’âme de la rébellion et durent le relâcher. La tension entre les deux groupes demeura jusqu’à la fin, particulièrement lorsque l’échec du siège de La Paz amena les Tupamaristes à négocier séparément avec les autorités coloniales, ce que ne fit pas Tupac Katari.

Les noms de guerre des deux chefs rebelles rendent compte également de deux positions différentes. José Gabriel Condorcanqui avait passé des années à essayer d’obtenir la reconnaissance de sa filiation avec la famille impériale inca. Tupac Katari, lui, venait du peuple, ce qui ne l’empêcha pas de se proclamer vice-roi. C’était un homme dont le trajet reste mystérieux, qui fit irruption avec splendeur dans le conflit et disparut avec lui. Il parlait aymara et disait être marchand de coca et de tissu comme les nombreux et nombreuses marchand-e-s indien-ne-s qui circulaient entre les vallées et les centres urbains Et s’il changea son nom pour Tupac Katari (katari voulant dire en aymara serpent, comme amaru, en quechua) ce fut plus par ralliement à un symbole qu’à la personne du souverain assassiné. C’était moins le rappel d’une hiérarchie et d’une légitimité que l’inscription dans une histoire de révoltes; ce à quoi la moderne insurrection zapatiste fait écho.

Linsurrection tupamariste fut-elle plutôt un projet anticolonial conservateur qui visait le retour à l’ancien État andin? Doit-on plutôt voir la décolonialité du côté tupakariste, de ces communautés du Haut Pérou qui, sur des bases égalitaires, voulurent instaurer un autre type de justice, entre autres dans la répartition des terres? Répondre à ces questions impliquent de différencier les programmes des dirigeant-e-s et la marche réelle des opérations, comme de comprendre le rôle joué par la question de la race dans le mouvement.

Le contenu du programme de Tupac Amaru ne fait pas l’unanimiparmi les historien-ne-s. Ces derniers et dernières s’accordent néanmoins sur certains points. Tupac Amaru voulait supprimer la charge de corregidor, relai du pouvoir royal, le reparto, la mita, ce travail obligatoire que les Indien-ne-s devaient fournir dans les mines ou les haciendas. Il voulait également que soit nommé dans chaque province un maire indien et qu’une Real Audiencia[4] soit créée à Cuzco. Lors de son avancée avec ses troupes, Tupac Amaru détruisit parfois les obrajes, ces ateliers textiles qui dépendaient des haciendas et qui étaient en fait des manufactures-bagnes. Il aurait proclamé qu’il voulait les détruire. Il décréta également l’abolition de l’esclavage des Noir-e-s. Mais ce riche commerçant, qui possédait une mine, ne remettait pas en question la structure hiérarchique de la société ni le rôle des curacas. Pas de programme agraire dans son projet. Était-il séparatiste? Voulait-il maintenir la soumission du Pérou à la Couronne d’Espagne? Il semble en tout cas certain que dans son plan, la vice-royauté du rou n’était plus gouvernée par un Espagnol mais un Inca. 

Pour l’historien Alberto Flores Galindo, la Grande Rébellion ne fut pas seulement une révolte mais un programme alternatif à la royauté des Espagnol-e-s. La présence dans le pays d’une importante élite indienne avait rendu possible un tel événement. Un homme comme Tupac Amaru, qui parlait espagnol, quechua et latin, qui connaissait la culture européenne comme la culture andine et qui avait accumulé une fortune importante, avait conscience de sa différence et de sa qualité, autant que de celle de son monde. Selon l’historien péruvien, l’équivalence caste/classe, sur laquelle s’était fondée la partition coloniale république d’Indien-ne-s/république d’Espagnol-e-s ne fonctionnait plus. Il y avait eu dans la société des vaincu-e-s une importante différentiation. Nous aurions donc affaire à une très moderne question de gestion des populations, le problème étant plus une nouvelle répartition des taches et des revenus dans un royaume où les Espagnol-e-s étaient perçu-e-s comme illégitimes. Le leader, du moins dans la première phase de la révolution, se situait dans le sillage de Guamán Poma de Ayala avec sa Nueva Córonica y Buen Gobierno. Il proposait lui aussi un bon gouvernement et une nouvelle chronique de l’empire, dans laquelle les Indien-ne-s renversaient l’ordre des choses. Guamán Poma de Ayala écrivait au roi que les Indien-ne-s étaient de meilleur-e-s chrétien-ne-s que les Espagnol-e-s. Tupac Amaru, qui était un bon croyant, mettait en acte cette perspective un siècle plus tard. Son projet visait une république de locaux et locales.

Si l’on considère maintenant le mouvement non plus à partir de la perspective de son dirigeant mais de celles des acteurs et actrices dans leur ensemble, on constate que, sur le terrain, Tupac Amaru fut débordé et que son projet fut interprété d’une autre façon par les populations. Si le but du curaca de Tungasuca était de rétablir un empire défunt, celui des Runas était d’obtenir une plus grande égalité, ce en quoi la pratique des paysan-ne-s du Haut-plateau rejoignit celle des paysan-ne-s du Haut Pérou. Le mythe andin, l’utopie andine de la résurrection de l’Inca, relia efficacement les diverses classes sociales qui rallièrent le projet, mais il fut interprété de diverses manières par les divers acteurs et actrices. Changement de souveraineté pour les un-e-s, renversement des hiérarchies pour les autres.

La question de la race

La question de la race, au centre de cette révolution, est un bon exemple des contradictions du mouvement comme de sa profondeur. Tupac Amaru voulait fonder un État qui engloberait tous les natifs et toutes les natives : créoles, Blanc-he-s, métis-ses, Indien-ne-s, Noir-e-s et Castes[5]. C’est pour cela que l’on a souvent évoqué à son sujet un proto-nationalisme. Le commandement du mouvement était socialement hétérogène. Parmi les personnes jugées pour avoir dirigé la rébellion, O’Phelan Godoy a dénombré 19 Espagnol-e-s ou créoles, 29 métis-ses, 17 Indien-ne-s, quatre Noir-e-s ou mulâtres-ses et trois individus d’origine ethnique non déclarée. Ces personnes venaient de plus d’une dizaine de provinces différentes du Pérou et quelques-un-e-s du Chili, du Río de la Plata et de l’Espagne. La direction du mouvement revenait à une classe moyenne coloniale, un groupe qui, sans être pauvre, se trouvait exclu des cercles économiques et politiques dominants. 

Mais les troupes, le gros des forces, étaient composées d’Indien-ne-s. Si originellement seul-e-s les Espagnol-e-s, les chapetones, devaient être expulsé-e-s ou éliminé-e-s, avec le temps, pour les troupes indiennes, définir l’ennemi s’avéra plus compliqué. Qu’entendait-on par Indien-ne? Par Espagnol-e? Parfois, être Espagnol-e, c’était avoir la peau blanche, d’autre fois, c’était s’habiller à l’espagnole. Ainsi, il arriva que des créoles ou des métis-ses fussent massacré-e-s par les rebelles. Et la violence avec laquelle les populations furent parfois exterminées, femmes, vieillards et enfants compris, la décision de ne pas donner de sépulture aux cadavres, le démembrement dont ils et elles furent victimes, les viols de cadavres rendent compte d’un acharnement que Flores Galindo explique par un mythe sacrificiel : le Pachakuti, ce passage à une autre ère ne pourrait se faire que dans la douleur.

Les tergiversations des acteurs et actrices montrent que la question de la race, peu à peu, innerva le combat. Elle prenait forme dans les actes, dans la violence de la guerre, comme couleur de peau, parfois aussi comme civilisation. Le renversement qui se produisait était celui de l’équation coloniale. Ce n’était pas seulement le fait que les Blanc-he-s pussent être massacré-e-s comme des sous-êtres, sort qui avait été celui des Indien-ne-s lors de la Conquête; pas seulement que les rebelles leur imposassent de s’incliner devant un pouvoir autochtone.  Ce que les Espagnol-e-s avaient posé comme un binôme indissociable, l’union de la religion et de la civilisation, subissait une transformation qu’ils et elles n’auraient pu prévoir : les Indien-ne-s s’étaient approprié-e-s le binôme religion-civilisation, mais la civilisation avait changé, désormais, c’était celle des vaincu-e-s, et les Barbares, dans ce renversement, c’était les Blanc-he-s. Ils et elles étaient devenu-e-s des « monstres », des « démons », attributs qui, lors de la guerre de Conquête, concernaient exclusivement les autochtones. Ces pishtacos (mangeurs de graisse humaine) ne méritaient pas de sépulture puisqu’ils et elles n’étaient pas des êtres humains.

Faut-il voir la hargne des Indien-ne-s contre les Blanc-he-s tous et toutes confondu-e-s comme le signe d’un débordement dans la fureur révolutionnaire? Les massacres ne s’inscrivent-ils pas plutôt dans une séquence logique? Ils étaient inévitables, côté tupamariste comme côté tupakariste. En effet, les créoles ayant de terres ne pouvaient qu’entrer en conflit avec les communautés qui, dans le passé, avaient possédé ces territoires. Et on ne pouvait attendre de ce groupe, par ailleurs attaché à sa blanchité, qu’il renonça à ce qu’il considérait comme son bien légitime. Les Indien-ne-s qui massacrèrent sans distinction les Blanc-he-s espagnol-e-s et les Blanc-he-s créoles avaient probablement une conscience aiguë de cette situation. Il ne pouvait y avoir de négociation : les un-e-s ou les autres devaient l’emporter.

Si l’on considère maintenant ce qui se passa dans l’autre zone de l’insurrection, la continuité leader/base populaire y est manifeste. Au XVIIIe siècle, ladministration coloniale avait souvent cherché à remplacer les curacas, chefs « ethniques » traditionnels qui prélevaient la capitation pour les autorités coloniales et organisaient le reparto, par des non-Indien-ne-s ou d’autres plus dociles, plus en phase avec le corregidor. Cela avait entraîné de nombreuses révoltes, comme celle, citée plus haut, de Tomás Katari. Ces révoltes rendaient compte d’une logique de la négociation différente de celle qui serait mise en acte par Tupac Amaru. Dans le Haut Pérou, des communautés luttaient pour se faire une place à l’intérieur du système de justice colonial et de fait, y arrivaient parfois. Julián Apaza s’appuyait sur des communautés indigènes conscientes de leurs prérogatives, qui voulaient mettre en place une organisation plus égalitaire. Elles refusaient les mauvais traitements que leur infligeaient parfois leurs élites et voulaient, par exemple, choisir elles-mêmes leurs représentants dans leur propre groupe social. Le rapport entre curacas et communautés était bien différent dans les deux zones de la rébellion; la légitimité d’un cacique de Cuzco et celle d’un cacique du Titicaca n’étaient pas comparables.

Les nobles indiens étaient le sommet de la société indigène. La barrière juridique qui les séparait du Pérou créole s’avéra plus poreuse sur le plan personnel et familial que la frontière sociale érigée entre eux et les Indiens communs. En même temps, l’autorité de ces chefs traditionnels ne semblait pas remise en question par les villageois. À en juger par la faible fréquence des protestations collectives contre eux au XVIIIe siècle, leur légitimité ici était beaucoup plus forte qu’au sud du Titicaca, où les chefs ethniques (qu’il s’agisse de la noblesse de sang ou d’« intrus ») étaient au cœur même de l’histoire du pays. (Serulnikov, 2010)

Cela explique que la violence ait été plus radicale. Quoiqu’il en ait été, des deux côtés, la structure coloniale fut attaquée dans ses fondements. La violence même des insurgé-e-s apparaît comme inévitable et nécessaire. Au-delà des projets des leaders, la Grande Rébellion attaqua les bases du système vaincu-e/vainqueur-e, mais surtout elle mit en scène des classes populaires indiennes qui bouleversèrent les hiérarchies. La terre et la race furent au centre du conflit car l’appropriation de la terre et la politique de la race avaient été les axes de la colonisation.

À la lumière des luttes actuelles dans la zone andine, où de nombreux mouvements sont organisés autour de la communalité, de l’autonomie et du territoire, la Grande Rébellion apparaît comme un mouvement d’une actualité certaine.

Références

Flores Galindo, Alberto. 1987. Buscando un Inca. Lima : Instituto de apoyo agrario.

Serulnikov, Sergio. 2010. Revolución en los Andes. La era de Túpac Amaru. Buenos Aires : Editorial Sudamericana: 101-57.

https://www.academia.edu/26674373/Revoluci%C3%B3n_en_los_Andes._La_era_de_T%C3%BApac_Amaru_Buenos_Aires_Editorial_Sudamericana_2010_._Libro_completo

P. Walker, Charles. 2014. « La rébellion de Túpac Amaru : proto-nationalisme et revivalisme inca. Deuxième partie ». Alterinfos América latina

http://www.alterinfos.org/spip.php?article6424


  1. La région du Cuzco et celle du lac Titicaca
  2. Cette séparation fut imposée au Pérou à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle.
  3. Katari est assassiné en janvier 1781 et le mouvement tupamariste débute deux mois plus tôt.
  4. L’Audiencia est une des pièces majeures du dispositif colonial. Cour de justice, elle était présidée par le vice-roi ou le gouverneur de la région et les juges (oídores). Son rôle ne se bornait pas à rendre la justice, elle intervenait également dans la police et l’administration et pouvait même assumer le pouvoir en cas de vacance du vice roi ou du gouverneur.
  5. On appelait « castes » les diverses combinaisons de métissage entre « Espagnols », « Indiens » et « Noirs » . Ce processus de métissage, développé dés le XVII siècle, avait fait échouer le projet de séparation entre Espagnols et « Indiens » qui avait été celui de la Couronne espagnole : république d’ « Indiens », d’un côté, et république d’ « Espagnols », de l’autre. Le terme est connu pour son emploi dans le cadre de la « peinture de castes « qui se généralisa au XVIIIe siècle au Mexique et au Pérou. Il s’agit de classifications établies en fonction du degré de « blanchité » qui prennent la forme de planches divisées en 16 cases le plus souvent. Comme dit dans une autre rubrique, il est difficile de savoir dans quelle mesure ces peintures de caste rendaient compte de pratiques et représentations généralisées dans l’ensemble du monde colonial.

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