22 Colonialité de la nature

Claudia Bourguignon Rougier

Si la nature s’oppose à nous, nous lutterons contre elle et ferons en sorte qu’elle nous obéisse. (Simón Bolívar, père des Indépendances américaines, après le tremblement de terre de 1812)

Le Vénézuélien Edgardo Lander fut le premier à parler de colonialité de la nature. Et s’il y a bien un domaine qui illustre de façon remarquable la notion de colonialité, c’est celui de la nature. L’écologie politique latino-américaine semble s’être construite pour une bonne part autour de cette notion. Elle est expressément revendiquée par des écologues ou des universitaires comme Enrique Leff, Hector Alimonda, Maristella Svampa, Catalina Toro.

La colonialité de la nature renvoie à une certaine formation discursive, à des pratiques qui s’assoient sur des représentations. L’idée de maîtrise, de contrôle est inséparable de celle de colonialité, inséparable de celle de modernité : le progrès passant par l’exploitation d’une nature qui existe là, un monde extérieur à l’homme, qu’il lui faut dominer, voire dompter.

Une telle vision a pu se développer aussi grâce à la violence fondatrice de la Conquête, l’extractivisme qui commence alors en est la métaphore. Les mines d’or et d’argent du Potosí et les plantations de canne du Brésil et des Antilles font un écho sinistre aux mines actuelles du continent ou au développement de l’agro-industrie. La Conquête fut un désastre écologique : montagnes éventrées, déploiement dévastateur du régime des plantations, érosion et stérilisation des sols suite au développement dantesque des troupeaux de bovins introduits par les Espagnols, déséquilibres écologiques dus à l’arrivée de plantes invasives européennes, disparition de modes de cultures qui préservaient les écosystèmes suite à la baisse démographique et à l’interdiction de pratiquer certaines cultures. La colonialité de la nature passa aussi par des inventaires qui prirent une intensité particulière au XVIIIe siècle (voir, entre autres, les Expéditions Botaniques Royales). Au XIXe siècle, l’expansion agressive des nouvelles nations sur le territoire et l’avancée des fronts extractivistes (Patagonie argentine, Amazonie du caoutchouc, mines chiliennes, etc.) s’inscrit dans la continuité de ce mouvement : un rapport prédateur à une nature exubérante et infinie, perçue comme gisement de matières premières qu’il va s’agir d’utiliser. Ce phénomène se produit dans un contexte donné, celui de l’expansion capitaliste et, comme le remarque le philosophe mexicain Bolívar Echeverría (Inclán, Linsalata et Millán, 2012), de la subsomption de la « forme naturelle de la vie » par son double « la forme valeur ». La recherche du profit, de l’accroissement de valeur, avait trouvé dans la prodigalité de la nature américaine un terrain idéal.

Cette pratique, sous-bassement du rapport industriel moderne à la nature et de la notion de ressources (utilisables comme bon nous semble), renvoie à ce Grand Partage dont nous parlent les tenant-e-s du tournant ontologique, et à l’invention de l’idée de Nature, inséparable de sa conception utilitariste. Là encore, modifications des représentations et des pratiques s’étayent mutuellement.

Comprendre la mise en place de ce dispositif global et des formations discursives qui en font partie exige de prendre en compte le rôle joué par le continent latino-américain, le processus de diabolisation qu’y subit la « nature ». L’histoire américaine contribuerait aux transformations de ce dispositif et à l’imposition d’un type déterminé de « régime de nature » dans le monde.

Dans ce qui deviendrait l’Empire des Indes, lors de la « Découverte », la Nature américaine avait été perçue comme un Eden. Le journal de Colomb et les divers témoignages de l’époque faisaient état de représentations oscillant entre la vision d’un monde d’avant la Faute et celle d’un pays de Cocagne ou d’une Corne d’abondance. Mais lorsque la Conquête en tant que telle commença, les représentations changèrent et la résistance opposée par les autochtones modifia l’imaginaire de la nature américaine. Elle fut assimilée à ses habitant-e-s, qui de bon-ne-s sauvages, étaient devenu-e-s des barbares démoniaques. La construction de l’Indien satanique, rebelle, cannibale se fit en même temps que celle d’une nature diabolique (les expéditions des Espagnols relatées dans les chroniques sont souvent présentées comme une descente aux Enfers) indomptable et anthropophage. De même qu’il devint légitime de mener une Guerre juste aux Indien-ne-s qui refusaient l’autorité pourtant sacrée du Roi, il devint logique de se servir, de puiser dans les ressources d’une nature dangereuse et hostile. Cette opération de disqualification ne se cantonnerait pas à l’espace américain, elle voyagerait en Europe et contribuerait à l’élaboration de la nouvelle conception de la nature que nous mentionnions plus haut. Dans Par delà nature et culture (2005), Philippe Descola remarque que l’apparition de l’idée de nature à la Renaissance est inséparable de celle de nature humaine et l’Amérique offre un exemple abouti de cette continuité. De la même façon, l’exploitation de la nature américaine est indissociable de l’exploitation des êtres humains à grande échelle, qu’il s’agisse du semi-servage des Indien-ne-s ou de l’esclavage des Noir-e-s déporté-e-s en Amérique.

Nous savons que la grande modification de l’idée de nature s’achèverait avec la révolution épistémique qu’annonçait déjà le tournant cartésien du XVIIe siècle, lorsque se propagerait une conception scientifique de la nature gouvernée par des lois. Elle prendrait forme face à l’être humain dans une réalité « objective ». Elle existerait dans un dualisme sujet-objet. Plus tard, elle existerait dans un dualisme Nature-Culture. Mais au XVIIe siècle, l’apparition de l’idée de nature correspondrait à la disparition de l’idée d’un monde-organisme et son remplacement par celui d’une nature-machine.

Bruno Latour (2012) a aussi évoqué ce qu’il nomme epistemic enthybridisation : une autre coupure qu’il situe au moment de l’Illustration. Elle préparait la partition sciences humaines/sciences sociales qui se produirait au XIXe siècle avec l’avènement de l’objet « société ». La nature serait alors abordée dans le cadre des sciences de la nature après l’avoir été dans celui de la Botanique illustrée, autre domaine dans lequel l’apport américain est incontestable.

Ces phénomènes complexes, cette partition, auraient-ils été possibles sans l’expérience américaine? Est-ce qu’on aurait pu penser la nature séparée des humains si les pratiques de la Conquête et de la colonisation ne l’avaient pas pratiquement transformée en objet? Si elle n’avait pas été séparée de ses habitant-e-s dans la violence, qu’il s’agisse de l’Amérique du Sud ou du Nord? Si, comme le disait Karl Polanyi, l’utopie de la transformation de la nature en terre n’avait pas pu se réaliser?

Cette prédation primitive n’a-t-elle pas inspiré les phénomènes qui marqueront les XVIe et XVIIe siècles européens, après la Conquête? La violente extirpation des savoirs populaires liés à la nature et l’imposition par la force d’un régime de nature unique ne peut-elle se voir comme cet effet boomerang de la colonisation sur l’Occident dont nous parlait Foucault? Si, en Amérique, pendant toute la colonisation, dès les débuts, on poursuivait les chamans appelés alors « sorciers », en Europe, on chasserait les sorcières. Ces persécutions, qui se produisirent sur les deux continents, sont exemplaires de la volonté d’en finir avec un certain régime de nature préscientifique, grâce à l’élimination de ses représentant-e-s qui, sur le continent européen, étaient d’abord des femmes (penser la colonialité de la nature suppose de penser en même temps la colonialité de genre, articulation qui explique la vigueur de l’écoféminisme).

Ce concept de colonialité est probablement celui qui est le moins développé à ce jour dans le cadre même du courant décolonial mais aussi le plus fertile. Un anthropologue comme Arturo Escobar est celui qui s’est le plus penché sur la question. Mais comme je le remarquais plus haut, une bonne part de l’écologie politique latino-américaine a adopté le concept et cela rend compte de sa force. Il permet de lier l’analyse des inégalités sociales aux changement environnementaux et aux politiques environnementales globales, ou encore aux pratiques d’appropriation de la nature et aux imaginaires de cette dernière. C’est un champ d’études qui commence.

Références

Albán, Adolfo  et  Rosero, José. 2016. « Colonialidad de la naturaleza : ¿imposición tecnológica y usurpación epistémica? Interculturalidad, desarrollo y re-existencia ». Nómadas (45) : 27-41.
http://www.scielo.org.co/pdf/noma/n45/n45a03.pdf

Alimonda, Héctor. 2017. « En clave de sur : la Ecología Política Latinoamericana y el pensamiento crítico ». Dans Ecología política latinoamericana : pensamiento crítico, diferencia latinoamericana y rearticulación epistémica 1. Sous la direction de Héctor Alimonda, Catalina Toro Pérez et Facundo Martín, 33-49. Buenos Aires : CLACSO.
https://www.biodiversidadla.org/Documentos/Ecologia-politica-latinoamericana.-Pensamiento-critico-diferencia-latinoamericana-y-rearticulacion-epistemica.-Volumen-1

Descola, Philippe. 2005. Par delà nature et culture. Paris : Gallimard.

Domingo Diaz, José. 2012 [1829]. Recuerdos sobre la rebelión de Caracas. Caracas : Fundación Biblioteca de Ayacucho.

Gallien, Claire. 2019. « Pour une écologie décoloniale ». La vie des idées. Consulté le 26 septembre 2019.
https://laviedesidees.fr/Pour-une-ecologie-decoloniale.html

Inclán, Daniel, Márgara Millán et Lucia Linsalata. 2012. « Apuesta por el “valor de uso” : aproximación a la arquitectónica del pensamiento de Bolívar Echeverría ». Íconos. Revista de Ciencias Sociales (42) : 19-32.
https://www.researchgate.net/publication/276306455_Apuesta_por_el_valor_de_uso_aproximacion_a_la_arquitectonica_del_pensamiento_de_Bolivar_Echeverria/fulltext/559383c408ae16f493ee6881/Apuesta-por-el-valor-de-uso-aproximacion-a-la-arquitectonica-del-pensamiento-de-Bolivar-Echeverria.pdf

Lander, Edgardo. 1999. « ¿Conocimiento para qué? ¿Conocimiento para quién? Reflexiones sobre la universidad y la geopolítica de los saberes hegemónicos ». Revista de Estudios Latinoamericanos 7, (12-13) : 25-46. UNAM.
http://www.revistas.unam.mx/index.php/rel/article/view/52369/46620

Latour, Bruno. 2012. Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes. Paris : La Découverte.

Leff, Enrique. 2015. « La complexité environnementale ». Écologie & politique 2 (51) : 159-171.
https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2015-2-page-159.htm

Polanyi, Karl. 1983 [1944]. La Grande Transformation. Paris : Gallimard.

Svampa, Maristella. 2011. « Néo-« développementisme » extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine ». Problèmes d’Amérique latine 3 (81) : 101-127.    

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