36 Esclave vs esclavagisé-e / Esclavage et esclavagisation

Sebastien Lefévre

La langue n’est pas un espace neutre, elle est le résultat d’une construction sociohistorique et culturelle. Il est coutume de dire qu’une langue est une culture. La manière d’exprimer les couleurs, les joies et les peines, de nommer des plats, des rituels etc. fait référence à des pratiques culturelles précises. La langue est aussi le fruit de dominations. L’espace où sont inscrites les dominations. Cette dernière idée n’est pas nouvelle. Marina Yagüello, par exemple, dans son livre Les mots et les femmes, soulignait déjà la domination du genre masculin. Par ailleurs, toutes les langues ne fonctionnent pas de la même manière et ne permettent pas de neutraliser ces processus de dominations.

 Nous observons cette différence entre l’espagnol et  le français en ce qui concerne les notions d’esclave et d’esclavagisé-e. En espagnol, nous avons la possibilité de former à partir du suffixe verbal -ado, le terme esclavizado, c’est-à-dire qui a été mis en esclavage (processus terminé). La nuance entre esclavo (esclave) et esclavizado n’est pas qu’une simple nuance, elle implique toute une réflexion épistémologique concernant la vision que l’historiographie et les sciences humaines occidentales ont développé quant aux populations africaines mises en esclavage et déportées aux « Amériques ».

Quand on dit de quelqu’un qu’il est esclave, c’est une définition totale de l’être ou plutôt une réduction de l’être à la qualité d’esclave. C’est comme si cette personne avait toujours été esclave. Il y a donc une négation de ce que la personne était avant cette condition d’esclave. Autrement dit, le fait de dire de cette personne qu’elle est esclave efface ce que la personne était avant.

Plus précisément, ce qui pose problème avec le terme esclave est qu’il ne permet pas de différencier un avant d’un après de la condition d’esclave. Quand on dit « les esclaves africain-e-s », cela occulte le processus de mise en esclavage, processus d’ailleurs qui sous-entend beaucoup d’étapes bien plus complexes, notamment la résistance des populations à leur mise en esclavage, leur capture, leur transport, leur rébellion, leur collaboration etc.

En français, nous devons passer par un néologisme verbal pour rendre compte du processus :  esclavagisé.

De la même façon la réflexion doit être appliquée au terme d’esclavage (esclavitud en espagnol) qui escamote ce processus actif et nous devrions préférer esclavagisation (esclavización en espagnol).

Cette réflexion tente de montrer la réduction qui est faite des sujets africain-e-s déporté-e-s. Réduction qui rejoint l’enjeu des nominations comme Noir-e, Indien-ne, Blanc, Blanche, etc. et qui révèle la colonialité occidentale quant à l’assignation identitaire.

Cependant, dans tout processus d’assignation, il y a des refus de subir cette dernière. C’est le cas d’une grande majorité d’auteurs et d’autrices et de mouvements afroabyayaliens qui ont décidé de se réapproprier leurs propres histoires, leurs propres noms, leurs propres visions culturelles. La décolonialité passe par l’enjeu des mots. Toutefois, cet enjeu ne semble pas faire partie des préoccupations de la majeure partie des discours décoloniaux où l’on constate toujours l’emploi de esclavo et esclavitud.

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