4 Amérique latine

Claudia Bourguignon Rougier

Dans un article de 1992, Aníbal Quijano et Immanuel Wallerstein définissaient l’« américanité ». D’après eux, elle présentait quatre caractéristiques : colonialité, ethnicité, racisme et idolâtrie du nouveau.

Colonialité : Les divers États du monde ne sont pas égaux les uns avec les autres, certains ont plus de pouvoir que d’autres. Il y a là une réalité qui était plus visible à l’époque de la colonisation, mais qui n’a pas disparu avec la décolonisation. Il subsiste des hiérarchies qui marquent la différence entre les anciens centres et les anciennes périphéries.

Ethnicité : Elle renvoie aux relations inégales entre les divers groupes ethniques, à un système de différences culturelles légitimant les inégalités sociales. On est passé de l’esclavage pour les Noir-e-s, de la servitude pour les Indigènes et du salariat pour les Blanc-he-s à des formes plus subtiles de différenciation, mais le fond de la division du travail reste la hiérarchisation ethnique. L’ethnicité a deux formes : c’est une façon de penser définie par les dominant-e-s, qui impose l’idée d’une société formée de groupes ethniques perçus comme inférieurs, mais c’est aussi, en contrepartie, un mécanisme d’identification des dominé-e-s qu’ils et elles peuvent mobiliser dans le cadre de luttes.

Racisme : C’est une conséquence de l’ethnicité. Si les attitudes et les propos racistes sont présents dès la colonisation, ce n’est que tardivement qu’apparaît, au XIXe siècle, le racisme biologique comme tel.

Idolâtrie de la nouveauté : C’est cette admiration de la modernité comme telle, qui conduit à rejeter la tradition et empêche de comprendre ce qui structure la société. Elle aboutit au consumérisme. Le processus n’aurait pas pu se mettre en place si, depuis plusieurs siècles, ne s’était développée une façon de penser basée sur la dévalorisation de la tradition et des modes de vie et de connaissance afférents. Rejet de l’archaïsme, destruction des communautés traditionnelles et des langues vernaculaires ont été nécessaires. Il n’ y a pas eu un suave passage du temps qui nous aurait porté des sociétés naïves et conservatrices du passé vers le monde axé sur le changement et la nouveauté qui est le nôtre. La dévalorisation des connaissances traditionnelles, ce que l’on nomme en jargon décolonial « colonialité du savoir », était un des moments de cette histoire violente qui continue son expansion aujourd’hui.

Amérique : Le nom actuel du continent a mis très longtemps à s’imposer. Il apparaît d’abord en 1507 sur le planisphère de Martin Waldseemüller. Le cartographe souabe, lorsqu’il baptise les terres nouvelles du nom d’Amérique, fait la part belle à Amerigo Vespucci, l’instituant comme le véritable « découvreur » du continent. Pourquoi cette disparition du malheureux Génois? Parce que Vespucci comprit rapidement que les terres abordées étaient un autre continent, ce que Colomb, lui, ne put jamais réaliser. Le caractère arbitraire de l’opération est une métaphore des divers tours de passe-passe qui caractérisent une « Découverte » dont le vrai nom est Conquête.

Le prénom Amerigo, au XVIe siècle, apparaît à nouveau dans une gravure du Flamand Jan Van der Straet, lequel, avec son America, impressionnera de façon durable l’imaginaire européen, dans ce qui constitue une des manifestations de la colonialité esthétique. L’articulation continent américain-anthropophagie s’y enracinera durablement. Néanmoins, jusqu’au XIXe siècle, cette appellation restera confidentielle et, pendant toute la colonisation, le continent fut marqué par la méprise de Colomb : il demeura l’Empire des Indes.

Amérique latine : Latine? Parlons-en. L’idée d’Amérique, comme celle d’« Amérique latine », est une invention coloniale, nous dit Walter Mignolo dans La idea de América latina.

L’Amérique latine est un concept composite formé de deux parties, une partition qui se cache derrière l’ontologie magique du sous-continent. Vers le milieu du XIXe siècle, l’idée d’une Amérique comme ensemble a commencé à se diviser, au moment où divers États-nations émergeaient au rythme des différentes histoires impériales de l’hémisphère occidental. Le résultat fut l’apparition d’une « Amérique saxonne » au nord et d’une «  Amérique latine » au sud. À cette époque, l’Amérique latine fut le nom choisi pour désigner la restauration, en Amérique du Sud, de la « civilisation » du sud de l’Europe, catholique et latine. (Walter Mignolo, 2007)

C’est donc au XIXe siècle qu’apparaît l’expression dans le cadre des rivalités entre États-nations de la deuxième expansion coloniale moderne. La France est en concurrence avec l’Angleterre et les États-Unis en expansion. Dans une démarche en miroir, contre la continuité saxonne États-Unis/Angleterre, les Français-es inventent l’expression « Amérique latine ». Ainsi, le continent apparaît dans l’aire latine à laquelle appartient la France. L’idée d’une Amérique hispanique de Bolívar disparaît au profit de celle d’une « Amérique latine ». Les pays qui sont alors en train de se construire, à travers l’acceptation de leurs élites, adoptent une latinité qui, de fait, exclut les peuples indiens et afrodescendants. La latinité, en réalité, permet de régler partiellement la question épineuse du métissage essentiel aux projets nationaux, les sujets métis-ses n’ayant souvent pas un niveau de blanchité suffisant pour s’inscrire dans des projets nationaux qui nient la race tout en s’appuyant sur cette dernière. La latinité inscrit l’héritage européen dans les « gènes » du peuple métis et réalise une forme de blanchiment unificateur.

L’expression « Amérique latine » fera flores et elle colle toujours à nos usages contemporains.

Références

Mignolo, Walter. 2007. La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial. Barcelona : Gedisa.

Mignolo, Walter. 2009. « La idea de América Latina (la derecha, la izquierda y la opción decolonial) ». Crítica y Emancipación (2) : 251-276.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/ar/libros/secret/CyE/CyE2/09idea.pdf

Il s’agit d’une réponse de l’auteur à la critique faite à son livre.

Quijano, Aníbal, et Immanuel Maurice Wallerstein. 1992. « De l’américanité comme concept: ou, Les Amériques dans le système mondial moderne ».  Revue Internationale des Sciences Sociales XLIV (4) : 617-625.
https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000092840_fre

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