2 Afro Abya Yala

Sebastien Lefévre

Abya Yala, comme nous l’avons vu, était le nom avec lequel les Kunas nommaient leur terre : « Terre de pleine maturité », « terre de sang ». La question que soulève le nom n’est pas anodine et révèle plus de cinq siècles de débats touchant à des questions d’ordre identitaire, culturel, social, politique, etc. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est justement en 1992 que les peuples originaires l’ont choisi pour renommer collectivement leur terre. En effet, cette année correspondait à l’anniversaire du cinquième centenaire de la fameuse « Découverte » qui projeta tout un continent, voire le monde entier, dans la spirale universalisante de l’Occident.

Cette spirale de l’Occident n’a pas entraîné que les peuples originaires mais également un nombre très important d’Africains et d’Africaines qui ont souffert de la déportation la plus massive de l’histoire de l’humanité connue à ce jour. Dans le cadre de cette déportation, la question des noms allait également concerner directement les populations africaines, et ce, depuis les côtes africaines, car les négriers, avec l’appellation Guinée, par exemple, ont uniformisé des peuples allant du Sénégal au Nigeria, au détriment de leurs milliers de noms culturels endogènes. De la même façon, le nom de Congo dénommaient les peuples au sud du Nigeria. Le terme de « Noir-e » est encore plus révélateur puisqu’il va réduire les cultures africaines subsahariennes à la seule couleur de peau. L’évangélisation forcée parachevait le tout en donnant des noms catholiques aux esclavagisé-e-s. À ce propos, on peut citer comme révélateur un épisode de la série « américaine » fictionnelle Kunta Kinté qui retrace le parcours d’un esclavagisé déporté en Abya Yala du nord où le protagoniste principal refuse le nouveau nom qu’on lui donne. Le maître décide alors de le fouetter en lui demandant son nom. Ce dernier donne toujours son nom endogène, Kunta Kinte. C’est seulement, après avoir subi une série de coups de fouet, qu’il accepte de dire : « Je m’appelle Tobby ». Cet exemple montre bien l’enjeu de nommer les choses et les personnes.

Afro Abya Yala rentre en résonance directe avec cette problématique. Dans le champ d’études décolonial, la plupart des auteurs et autrices n’abordent pas la question afrodescendante et ne parlent pratiquement pas de cette appellation. Faut-il y voir un reste d’un certain eurocentrisme qui reste à analyser dans les études décoloniales ne faisant référence quasiment qu’aux seul-e-s Européen-ne-s et Indigènes, pour ne pas dire Indien-ne-s, lorsque la Modernité occidentale est questionnée?

L’un des rares auteurs et autrices qui font référence à cette appellation est Arturo Escobar dans l’article intitulé « Desdes abajo, por la izquierda, y con la tierra : la diferencia de AbyaYala/Afro/Latino/América ». L’auteur convoque les trois versants principaux de la composition culturelle de la (mal)dite « Amérique latine ». L’intérêt de cette appellation réside dans le fait qu’effectivement elle met les trois présences-héritages sur le même niveau et ce dans le but de problématiser la façon de nommer. Dans son introduction, il l’explique de la façon suivante :

Ce n’est pas un nom idéal, étant donné la diversité interne de chacun des trois axes identitaires, et il cache d’autres axes clés (rural/urbain ; classe, genre, génération, sexualité, religion et spiritualité) mais c’est une première façon de problématiser, et au moins de nous faire bégayer lorsque nous invoquons si naturellement l’Amérique latine. (Escobar, 2017 : traduction de Sebastien Lefévre)

En effet, cette notion d’Afro Abya Yala permet de réintégrer les populations africaines diasporiques dans la genèse même de ce qui est communément appelé, à tort, « Amérique latine ». Un autre auteur de la génération décoloniale, Walter Mignolo, pointait quelque peu dans un ouvrage intitulé La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial (2007 : 133-135) cette appellation biaisée de la latinité — latinité attribuée, en général, quasi exclusivement aux descendant-e-s de criollos (né.e.s sur le continent américain mais d’origine espagnole) et aux métis-ses. Or, les descendant-e-s d’Africain-e-s, selon l’auteur, réclament également cette part de latinité. Cependant, ce n’est pas pour autant que « Los afroandinos y afrocaribeños (no)  necesariamente son latinos »[1]. Nous avons là toute la complexité du débat…

Finalement, pour retrouver cette réintégration pluriverselle, il faut se diriger non pas comme on vient de le souligner vers « l’avant garde intellectuelle » (masculine le plus souvent), mais vers les mouvements sociaux dont se fait l’écho régulièrement Arturo Escobar. L’institut de la femme noire GELEDES, au Brésil, a notamment convoqué, en 2019, une rencontre internationale d’afro-féminismes d’Abya Yala où il était question de faire émerger des réflexions féministes non hégémoniques de femmes « noires » de tout le continent. Un autre groupe de femmes a également mis en avant cette notion, le groupe féministe Poder Afro y Abya Yala Fuerza Feminista basé à Toronto.

Finalement, même si cette notion n’est pas encore établie ou mise en avant dans le champ d’études décoloniales, elle émerge dans les mouvements sociaux contemporains et est porteuse à la fois d’un questionnement quant à la Modernité occidentale et quant à la contre-Modernité décoloniale.

Références

Escobar, Arturo. 2017. « Desde abajo, por la izquierda, y con la tierra. La diferencia de Abya Yala/Afro/Latino/América ». Dans Pedagogías decoloniales. Prácticas insurgentes de resistir, re(existir) y (re)vivir. Tomo II. Sous la direction de Catherine Walsh. Quito, Ecuador : Abya Yala.

« Kunta Kinte – Quel est ton nom? (Roots 1977) ». Vidéo Youtube. Chaîne de Kofi Jicho Kopo. 2 février 2019.
https://www.youtube.com/watch?v=_9dc4fcsKPE

Mignolo, Walter. 2007. La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial. Barcelona : Gedisa.

s.a.. 2019. « Encontro Internacional Afro-Feminismos De Abya Yala: Uma aposta crítica para o agora ». Sur le site web de l’organisation politique Geledés Black Women’s Institute. 20 janvier 2020.
https://www.geledes.org.br/encontro-internacional-afro-feminismos-de-abya-yala-uma-aposta-critica-para-o-agora/

Site internet officiel de l’OBNL Poder Afro y Abya Yala Fuerza Feminista. 20 janvier 2020.
https://poderff.org


  1. Les Afro-Andins et les Afro-Caribéens (ne) sont (pas) nécessairement des Latino-Américains.

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