96 Walsh, Catherine

Claudia Bourguignon Rougier

Nous sommes comme la paille des collines, que l’on arrache et qui, toujours, repousse. De cette paille, nous couvrirons le monde. (Dolores Cacuango, militante indigène équatorienne)

Catherine Walsh enseigne à l’Université Simón Bolívar de Quito où elle est responsable du programme d’Études Culturelles. Elle supervise également le Fond Documentaire Afro-Andin, un projet qui s’organise autour de la récupération des savoirs des communautés afro-andines. Cette intellectuelle et militante américaine collabora avec Paulo Freire avant de s’intéresser à la perspective décoloniale. Elle s’emploie à renouveler la pédagogie critique à partir des approches décoloniales. Pour elle, l’apport de Fanon et de Freire, qui se sont intéressés tous les deux à la prise de conscience des opprimé-e-s, est une piste d’inspiration. Elle voit la pédagogie comme une méthodologie dont on ne peut se passer pour les luttes sociales, ontologiques et épistémiques qui visent la libération.

Soy sustantivamente político, y sólo adjetivamente pedagógico. (Freire, 2003)

Catherine Walsh envisage la décolonisation du processus éducatif à partir de concepts comme la pensée-autre d’Abdelkebir Khatibi. Khatibi remet en question l’idée d’identité culturelle. Dans la préface au livre de son ami Jacques Derrida, il écrivait : « Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi, ou si vous préférez, la différence avec soi».

À Quito, son travail se situe dans une perspective qui est celle d’une interculturalité authentique. Une interculturalité « critique », opposée à ce qu’elle appelle l’interculturalité « fonctionnelle » qui fait abstraction des rapports de domination. Sa démarche a une dimension intercontinentale et collaborative : à partir de 2001, des conventions passées entre l’Université de Duke, l’Université de Caroline du Nord, l’Université Javeriana de Bogotá et l’Université Andine de Simón Bolivar à Quito et des intellectuel-le-s venu-e-s de nombreux pays d’« Amérique latine », a rendu possible un dialogue qui a inspiré les thèmes du premier Programme de doctorat en Études Culturelles mentionné plus haut.

Pour elle, la décolonialité part de la déshumanisation et des luttes des « peuples subalternisés », ce qui implique de  rendre visibles les luttes contre la colonialité à partir des personnes, de leurs pratiques sociales épistémiques et politiques. Cela implique également l’abandon de visions basées sur la « crise » du capitalisme ou de la civilisation, une façon de penser qui a été celle des gouvernements progressistes en « Amérique Latine », gouvernements qui n’ont pas su rompre avec la logique nationaliste, l’idéologie du développement et son corollaire, l’extractivisme. Pour elle, les luttes décoloniales supposent une appropriation de nouveaux concepts et l’invention de nouvelles pratiques.

Ce sont ces moments complexes d’aujourd’hui qui provoquent des mouvements de théorisation et de réflexion, des mouvements non linéaires mais serpentins, non pas ancrés dans la recherche ou le projet d’une nouvelle théorie critique ou de changement social, mais dans la construction de chemins – d’être, de penser, de regarder, d’écouter, de sentir et de vivre avec le sens ou l’horizon du colonialisme.  (Walsh, 2013)

Très liée au mouvement indien équatorien qui s’est développé depuis la fin des années 1980, Walsh met en question l’influence des ONG et organismes internationaux dans la construction d’une interculturalité qui vise plus l’affaiblissement des États-nations que l’affirmation des Indien-ne-s comme sujets politiques. Sa réflexion concerne autant les pratiques de libération des communautés andines que leur rapport à la tradition et à leur ontologie. Elle s’intéresse particulièrement à la mémoire collective, ce savoir mis en commun, dans laquelle s’ancre la résistance à la colonialité du pouvoir. L’expérience de Silvia Rivera Cusicanqui avec son atelier d’histoire orale andine, qui a construit une véritable méthodologie, de dés-occidentalisation et de décolonisation, est un exemple de la réussite de ce type d’approche. À ses yeux, une vie comme celle de la leader indigène équatorienne Mama Dulu (Dolores Cacuango) est exemplaire de cette démarche, car la militante ne visait pas seulement la lutte contre, mais la construction d’un monde autre, où la renaissance était centrale. Cette idée de renaissance est là chez les zapatistes, chez les Nasa de Colombie ou chez certaines communautés noires du Pacifique; le Buen Vivir, qu’ils et elles affirment, ne défie pas seulement le mauvais gouvernement, mais la matrice coloniale du pouvoir. C’est un autre moment de l’affrontement entre deux projets de vie qui a commencé avec la résistance à la Conquête.

Walsh considère également la question du « positionnement critique de frontière » dans la différence coloniale, ou encore s’intéresse à un processus dans lequel la fin n’est pas une société idéale, comme universel abstrait, mais le questionnement et la transformation de la colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être. Il faut toujours avoir conscience de ce que ces relations de pouvoir ne disparaissent pas, mais qu’elles peuvent être reconstruites ou transformées en s’adaptant d’une autre manière.

 Références

Bourguignon Rougier, Claude. 2014. Histoire,  nation et effraction. Un récit de Dolores Cacuango. Intervention faite au colloque de Limoges, Penser, dire et représenter la race dans les Amériques : le point de vue des intellectuels noirs et indigènes (XVIIIe-XXe siècles, sous la dir. de Philippe Colin).

https://www.academia.edu/17052363/Histoire_nation_et_effraction._Un_r%C3%A9cit_de_Dolores_Cacuango

 

Mignolo, Walter,  Walsh, Catherine. 2008. On decoloniality. Durham et Londres : Duke University Press.

https://rampages.us/goldstein/wp-content/uploads/sites/7807/2018/08/Mignolo-and-Walsh-2018-On-Decoloniality-Concepts-Analytics-Praxis.pdf

Ouyachchi, Anouar. 2017. « Pensée-autre chez Abdelkébir Khatibi : plaidoyer pour une pensée plurielle ». Revue Sciences, Langage et Communication.vol.1.n.°2.

Pereira, Irène. 2016. « Une approche décoloniale : la pédagogie interculturelle critique ». Question(s)s de classe.

https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=3551

Walsh, Catherine. 2002. Indisciplinar las ciencias sociales. Geopolíticas del conocimiento y colonialidad del poder: perspectivas desde lo andino. Quito : Abya-Yala.

https://www.uasb.edu.ec/web/area-de-estudios-sociales-y-globales/publicacion?indisciplinar-las-ciencias-sociales-geopoliticas-del-conocimiento-y-colonialidad-del-poder-perspectivas-desde-lo-andino-228

Walsh, Catherine. 2003. Estudios culturales latinoamericanos: retos desde y sobre la región andina. Quito : Abya-Yala.

https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5496384

Walsh, Catherine. 2005. Pensamiento crítico y matriz (de)colonial: reflexiones latinoamericanas. Quito : Abya-Yala.

https://www.uasb.edu.ec/web/area-de-estudios-sociales-y-globales/publicacion?pensamiento-critico-y-matriz-decolonial-reflexiones-latinoamericanas-227

Walsh, Catherine. 2009. Interculturalidad, Estado, sociedad. Luchas (de)coloniales de nuestra época. Quito : Abya-Yala.

https://www.uasb.edu.ec/web/area-de-letras/publicacion?interculturalidad-estado-sociedad-luchas-decoloniales-de-nuestra-epoca-415

Walsh, Catherine. 2012. «Other” Knowledges, “Other” Citiques: Reflections on the Politics and Practices of Philosophy and Decoloniality».  “Other » America Transmodernity. Vol. 1, Nº. 3.

https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=3982163

Walsh, Catherine. 2013. Pedagogías decoloniales. Prácticas insurgentes de resistir, (re)existir y (re)vivir. Quito : Abya Yala : 24.

https://www.academia.edu/35225456/Pedagogias_decoloniales_TomoI.pdf

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