47 Firmin, Anténor

Sebastien Lefévre

Haïti, comme nous l’avons souligné, marque une rupture dans la Modernité occidentale avec l’obtention, par les armes, de son indépendance en 1804. Toutefois, cela n’a pas exempté Haïti, par la suite, de passer par des étapes de reproduction de certaines colonialités, jouant souvent sur le critère de couleur.(Osna, 2019).

Or, Haïti a produit beaucoup de textes intéressants tout au long du XIXe siècle. Parmi ces textes, on peut mentionner celui d’Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive (1885). L’auteur est à cheval entre le XIXe et le XXe siècle. Il était à la fois homme politique et essayiste. Ayant fait une partie de ses études à Paris, il a été intégrant de la Société d’Anthropologie de Paris à la suite du patronage de M. Auburtin. Cet ouvrage constitue une réponse au livre d’Arthur de Gobineau, De l’inégalité des races humaines, paru en 1853 à Paris. À la fin du XIXe siècle, certain-e-s penseurs et penseuses ont mis en place des théories qui prétendaient démontrer la supériorité de la race blanche. Ces théories avaient court au sein de la Société à laquelle appartenait Firmin. Ces positionnements lui paraissaient en contradiction avec sa présence même puisqu’il était issu lui-même d’une soi-disant race inférieure. Mais, plutôt que de provoquer le débat au sein de la Société, il trouva plus utile d’écrire un livre.

L’ouvrage de Firmin est intéressant à plus d’un titre. Premièrement, il s’agit d’un ouvrage qui s’inscrit déjà, pour l’époque, dans un projet de réhabilitation de la race noire. Il ne fait pas de différence entre les Noir-e-s d’Haïti et ceux et celles d’Afrique, car pour lui, les Noir-e-s haïtien-ne-s viennent du continent africain même s’ils et elles n’ont pas développé les mêmes aptitudes intellectuelles et physiques. Firmin n’est pas aveugle non plus aux préjugés de couleur qui opèrent dans la société haïtienne, conséquences de toutes les théories sur l’inégalité des races.

Dans son ouvrage, il va s’atteler à passer en revue tous les arguments d’alors qui s’obstinent à démontrer l’inégalité entre les races. Il analysera le champ anthropologiste de l’époque et ses différents domaines d’études : les premières classifications opérées et leur hiérarchisation, les différences physiques, l’espèce animale, la morale, les arguments religieux, le métissage comme soi-disant dégénérescence, etc.

Il répondra et démontrera avec toute une série d’arguments le non-fondement d’une telle hiérarchisation raciale et la mauvaise foi d’une grande partie des savant-e-s français-es et européen-ne-s, pour ensuite mobiliser le passé de l’ancienne Égypte afin de démontrer que la race noire a fait preuve d’une grande richesse au niveau de la création humaine.

Il est intéressant de noter que déjà, à la fin du XIXe siècle, il était connu et admis par nombre de savant-e-s occidentaux et occidentales que l’œuvre de l’Égypte ancienne était celle d’Africain-e-s « noir-e-s ». Firmin convoque dans ses arguments ceux des savant-e-s européen-ne-s, mais également fait référence au fameux témoignage d’Hérodote qui décrit les traits physiques des ancien-ne-s Égyptien-ne-s. Firmin explique que le savoir européen, grec notamment, est issu en grande partie de cette région du globe et qu’il serait ainsi redevable à une race supposément inférieure. Dans son ouvrage, il montre comment les savant-e-s occidentaux et occidentales ont en quelque sorte « blanchi » l’histoire.

Même s’il récuse les théories sur l’inégalité des races, Firmin ne se situe pas moins dans une vision évolutive des sociétés, où une société doit passer par différents stades avant d’atteindre un certain progrès. Il s’agirait de voir de quel progrès il s’agit. Pour autant, le livre de Firmin constitue un vrai mouvement de pensée décoloniale car il remet en question la colonialité du savoir en vogue à la fin du XIXe siècle siècle.

Mais à quel point ne serais-je pas particulièrement fier, si tous les hommes noirs et ceux qui en descendent se pénétraient, par la lecture de cet ouvrage, qu’ils ont pour devoir de travailler, de s’améliorer sans cesse, afin de laver leur race de l’injuste imputation qui pèse sur elle depuis si longtemps! (Firmin, 1885 : 16)

Firmin s’inscrit également contre la colonialité de l’être. En effet, il se situe dans un mouvement de réhabilitation de l’être noir-e en le et la réhumanisant et en le et la dotant de force, d’intelligence, de beauté, etc.

Même si son ouvrage est intéressant par rapport à tous les aspects cités antérieurement, il reste parfois essentialisant lorsqu’il parle, par exemple, de la beauté et de la démarche des jeunes femmes d’Haïti, ou bien lorsqu’il explique qu’il y a plus de beaux hommes que de belles femmes noires en Haïti, ou encore lorsqu’il parle des « mulâtres » et de leurs manières efféminées.

Quoiqu’il en soit, il arrive à la conclusion que :

(…) l’unité de l’espèce humaine est un fait clair et intelligible, pour tous ceux qui l’étudient au point de vue des sciences naturelles ; mais qu’on y applique le mot monogénisme, il survient subrepticement une notion arbitraire, indémontrable, dont l’adjonction affaiblit considérablement ce qu’il y a de vrai dans le fait primitif. Malheureusement, la majorité des défenseurs de la théorie unitaire se compose de naturalistes essentiellement attachés aux idées religieuses. Ils ne peuvent séparer les intérêts de la foi de ceux de la science; et pour sauver les uns ils compromettent les autres. (Firmin, 1885 : 116)

Et pour terminer, il avance un positionnement qui pourrait être assimilable à une position pluriverselle :

Les races, se reconnaissant égales, pourront se respecter et s’aimer. En effet, leurs aptitudes sont généralement les mêmes; mais chacune d’elles trouvera dans son milieu un stimulant spécial pour la production spontanée de certaines qualités exquises du cœur, de l’esprit ou du corps. Cela suffira pour qu’elles aient toujours besoin de se compléter les unes par les autres; pour qu’elles vivent toutes et se développent, florissantes, sous les latitudes qui leur sont propres. Elles pourront bien s’entraider dans l’exploitation de la nature, sans qu’il y en ait des supérieures et des inférieures dans l’œuvre du progrès universel, où l’ouvrier et le penseur devront se rencontrer côte à côte, parmi les noirs comme parmi les blancs. Avec l’abandon des idées de domination et de suprématie que les unes nourrissent à l’égard des autres, on se rapprochera davantage, on s’étudiera, on apprendra à se connaître. (Firmin, 1885 : 660)

Références

Anténor, Firmin. 1885. De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive. Paris : Librairie Cotillon.
http://classiques.uqac.ca/classiques/firmin_antenor/de_egalite_races_humaines/de_egalite_races_humaines.html

Gobineau (de), Arthur. 1855. Essai sur l’inégalité des races humaines. Paris : Librairie de Firmin Didot Frères.

Osna, Walner. 2019. « Colonialité du pouvoir en Ayiti ». Revue d’études décoloniales (4).
http://reseaudecolonial.org/2019/11/11/etat-et-colonialite-en-ayiti-traduction-de-la-colonialite-dans-les-actions-politiques-de-jean-pierre-boyer-1818-1843-walner-osna-universite-dottawa-grad-celg/

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