67 Modernité

Claudia Bourguignon Rougier

Les interprétations traditionnellement admises de la notion de modernité sont eurocentrées. Elles s’enracinent dans la tradition des Lumières et véhiculent encore la vision des grands philosophes comme Hegel, pour lequel l’Europe était le continent qui portait l’esprit universel. Cette approche, qui relègue les autres cultures dans l’immaturité et l’archaïsme, relève d’un eurocentrisme qui ne sera critiqué que très tardivement.

L’« Amérique latine » a joué un rôle important dans ce décentrement. Si l’on peut remonter assez loin, à la tradition de l’essai, pour trouver des élaborations qui visaient à critiquer cette suffisance européenne, les années 1960 semblent avoir été un moment charnières. Des historien-ne-s comme le mexicain Edmundo O’Gorman avec son Invention de l’Amérique, l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro et son analyse du rôle du génocide dans la formation de l’État brésilien, Pablo González Casanova et son concept du colonialisme interne, Fals Borda et sa critique du colonialisme intellectuel, les philosophes de la libération, ont tous et toutes contribué à attaquer ce mythe moderne. Plus tard, Aníbal Quijano, Walter Mignolo et d’autres encore continueraient à attaquer la forteresse eurocentrée.

Paradoxalement, le premier à avoir fait passer en Occident une critique de la modernité fut l’économiste américain Immanuel Wallerstein. Son concept de système-monde posait la colonisation de l’Amérique comme le moment d’apparition du premier système monde. En effet, c’est à ce moment-là qu’émerge l’Atlantique comme nouvel espace de commerce. On sait que l’idée de système monde s’abreuve a diverses sources : la conception marxiste de l’accumulation, l’idée chère à la théorie de la dépendance de centre et périphérie, et celle d’économie monde de Fernand Braudel. D’autre part, l’expérience et les travaux de Immanuel Wallerstein relatifs à l’Afrique post-coloniale ont alimenté sa réflexion et l’ont amené très tôt à rejeter une idée de tiers-monde qui permettait d’occulter l’existence d’une seule économie-monde avec diverses formes d’articulations. Pour lui, la modernité est indissociable de la relation entre un pouvoir central et une périphérie, idée qu’il emprunte à la théorie de la dépendance insérée dans une perspective historique.

Mais pour Enrique Dussel, Immanuel Wallerstein ne sort pas de l’eurocentrisme, il nomme d’ailleurs sa vision « le second eurocentrisme ». La modernité est définie chez lui comme la mise en place d’un système de hiérarchisation de type dualiste, profondément antithétique. Il s’impose grâce à la domination militaire, administrative et symbolique. Sa rhétorique est le mythe du progrès et de la raison émancipatrice, un mythe qui ne fonctionne que du côté lumineux du binôme. Côté obscur, existent la violence épistémique et ontologique comme la praxis génocidaire.

Pour Enrique Dussel, on peut distinguer deux modernités. La première modernité fut administrée par l’Espagne et produisit la première subjectivité moderne-coloniale. Cette subjectivité espagnole se fondait sur l’ego conquiro et la négation de l’Autre. L’ego conquiro serait la base de l’ego cogito qui s’affirmerait un siècle plus tard.

La modernité, en tant que nouveau « paradigme » de la vie quotidienne, de la compréhension de l’histoire, de la science, de la religion, émerge à la fin du XVe siècle et avec la domination de l’Atlantique. Le XVIIe siècle est déjà le fruit du XVIe siècle; la Hollande, la France, l’Angleterre sont déjà des développements ultérieurs dans un horizon ouvert par le Portugal et l’Espagne. L’Amérique latine entre dans la modernité bien avant l’Amérique du Nord. (Restrepo, 2009)

La seconde modernité, qui prétend être la seule, commence à la fin du XVIIe avec la montée de nouvelles puissances comme la France, l’Angleterre et la Hollande, et donnera lieu à ce qu’on a l’habitude de désigner sous le terme de colonialisme. C’est là la différence entre Enrique Dussel et Immanuel Wallerstein; le second différenciant la naissance du système monde et la modernité, qu’il identifie lui aussi à l’Illustration alors que Enrique Dussel oppose à cette vision d’une modernité eurocentrée celle d’une modernité advenant dans le cadre d’un système monde. 

L’administration de cette phase du système monde se caractériserait entre autres par le principe d’efficacité dans le cadre de la gestion des populations, le développement du capitalisme et la destruction de la base traditionnelle des sociétés concernées.

Cette idée d’une modernité univoque est, selon l’anthropologue Eduardo Restrepo, une des limites de l’approche de Enrique Dussel. En effet, comme il le remarque dans La inflexión decolonial, parler de la modernité comme d’une identité qui se maintiendrait relativement stable depuis son émergence au XVIe siècle est assez problématique — ce qu’on peut dire également de l’historicisation de Enrique Dussel. L’anthropologue va jusqu’à parler de modernité « hyperréelle ». Cet hyperréalisme, notion qu’il emprunte à Albán Achinte, désigne une stratégie d’énonciation propre au discours décolonial dans laquelle un signifiant maître, la modernité, organise la pensée et ne doit surtout pas être pensé.

Supposer que la modernité est Une, qu’elle se serait dédoublée en une première et une deuxième modernité, articulée comme différence impériale et coloniale, avec une essence qui se serait maintenue identique à elle-même, quel que soit l’endroit où elle opérait, revient pour Restrepo à reproduire les imaginaires et les récits avec lesquels a opéré la dite modernité. Une des conséquences est la réification de la modernité et de ce que l’on identifie comme son côté sombre et constitutif : la colonialité. L’approche féministe actuelle qui est en train de renouveler le corpus décolonial permettra peut être de problématiser cette idée de modernité. C’est ce que tentent de faire des militantes comme Márgara Millán lorsqu’elles pensent ensemble la modernité vue par Dussel et celle du philosophe Bolívar Echeverría qui a passé une grande partie de sa vie à penser la modernité et à identifier ses diverses et contradictoires manifestations.

Fin de la modernité

Les études culturelles et les courants postmodernes en parlent depuis des décennies. Comme le remarque Santiago Castro Gómez (2005), la crise de la modernité pourrait n’être que celle de l’ancien dispositif, celui qui excluait l’autre et qui a fonctionné jusqu’à la période de décolonisation. Depuis plusieurs années, nous assisterions à son recyclage. Un dispositif peut être remplacé par un autre sans qu’on sorte de la modernité/colonialité, conception qui avait déjà été exploitée au début du XXIe siècle par quelqu’un comme Antonio Negri (Bourguignon Rougier, 2017). L’Autre absolu disparaîtrait, remplacé par le et la subalterne; car il faut bien, lorsque s’étend le marché mondial, étendre également la masse des consommateurs et consommatrices, l’exclusion absolue devenant une limite.

Dans La postcolonialidad explicada a los niños, Santiago Castro Gómez développera l’analyse de ce changement de dispositif qui n’est pas pour autant la fin de la modernité. Et il en profitera d’ailleurs d’ailleurs pour régler leur compte à certaines affirmations de Antonio Negri sur la fin de l’empire qui rendent compte d’un certain aveuglement face aux formes actuelles d’impérialisme — ce que Coronil avait déjà très bien vu.

Mythe de la modernité

Le mythe de la modernité, dont l’analyse est développée par Enrique Dussel dans les conférences de Francfort, s’est construit autour de l’idée d’une supériorité épistémique qui justifiait l’asservissement d’autres peuples. C’est un mythe qui correspond au premier dispositif moderne colonial évoqué plus haut mais qui reste prégnant. Il fait de la raison ce qui a permis aux humains de sortir d’une phase d’immaturité et d’accéder enfin à l’âge adulte. Dussel dénonce ce discours fondé sur une négation de l’autre, qui alla jusqu’à l’imposition d’un nom (Amérique) à un continent et d’une identité fantasmée (Indien-ne-s) à des populations. Il pointe les récits que véhicule ce mythe : la rhétorique qui fait de la Grèce et de la Rome antique les fondements de l’âge moderne. Cette stratégie permet d’ancrer l’Europe dans les imaginaires, ruse d’autant plus nécessaire que jusqu’au XVIe siècle, l’Europe ou plutôt la Chrétienté n’était pas un foyer civilisationnel équivalent au monde musulman. Les hypothèses constitutives de ce mythe de la modernité sont décrites par Enrique Dussel dans les termes suivants :

1) La civilisation moderne se comprend comme plus développée (ce qui l’amènera à défendre une position eurocentrée sans en prendre conscience);

2) Cette supériorité oblige les modernes à contraindre les peuples plus primitifs, plus grossiers, plus barbares à se développer. C’est un impératif moral;

3) Pour se développer, les peuples en question doivent imiter l’Europe (il s’agit en fait d’un développement unilinéaire. Cela aboutit au « mensonge du développement », un discours aveugle à ce qu’il est vraiment);

4) Le barbare résistant au processus de civilisation, la praxis moderne doit recourir à la violence si c’est nécessaire, pour détruire les obstacles à cette modernisation (voir la « Guerre Juste » coloniale);

5) Une telle domination produit des victimes, pour des raisons diverses, mais cette violence est jugée inévitable. De façon quasi sacrificielle, le héros civilisateur transforme ses propres victimes en holocauste d’un sacrifice salvateur (l’Indien-ne colonisé-e, l’esclavagisé-e africain-e, les femmes, la destruction écologique de la terre, etc.);

6) Pour l’homme moderne, le barbare est coupable (de s’opposer au processus civilisateur). Cela permet à la « modernité », non seulement d’invoquer son innocence, mais aussi de se présenter comme l’instrument de la rédemption de ses victimes;

7) Enfin, et en raison du caractère « civilisateur » de la « modernité », les souffrances ou les sacrifices (les coûts de la modernisation) des autres peuples « arriérés » (immatures), des autres races réduites en esclavage, de l’autre sexe pour sa faiblesse, etc. sont présentées comme des aléas inévitables. (Restrepo, 2009)

Dévoilant l’eurocentrisme qui est à la base de ces représentations et de ces pratiques, Dussel pose la nécessité d’un dépassement de la modernité. Il ne cessera d’en préciser les contours par la suite. La transmodernité, ce n’est pas seulement l’écriture d’une histoire mondiale qui ne sera plus eurocentrée mais un projet pratique de libération des victimes de cette histoire de domination.

Projet de modernité

Le philosophe Santiago Castro Gómez revient sur cette expression que Jurgen Habermas emploie pour différencier deux moments de la modernité. Pour le Colombien, dans le nouveau dispositif de pouvoir, qui correspond à son deuxième moment néolibéral, ce que Fernando Coronil nomme globocentrisme, il ne s’agit plus de sanctionner les différences mais de les produire. Parler de la modernité comme d’un projet, c’est parler d’une instance centrale et cette dernière, c’est l’État moderne qui n’a pas seulement le monopole de la violence mais organise rationnellement la vie des populations qu’il gère dans le cadre de ces gouvernementalités décrites par Michel Foucault. Cette gestion rationnelle repose sur la participation de sciences sociales qu’il ne faut pas voir comme un plus mais comme un des fondements de l’État moderne. En effet, la taxonomie des sciences sociales légitime autant qu’elle organise l’action de l’État et l’adaptation des populations à l’appareil de production. Cette subjectivation des individus a un corollaire : la question de l’autre, celui ou celle qui n’est pas subjectivé-e comme le ou la citoyen-ne et qui sera d’ailleurs moins caché-e que construit-e. L’invention de l’autre et l’invention de la citoyenneté sont liées de façon indissoluble. Si la modernité est un projet, c’est parce que ses dispositifs disciplinaires sont ancrés dans une double gouvernementalité : d’un côté, la gouvernementalité projetée vers l’intérieur des États, la création d’une identité homogène à l’aide de politiques de subjectivation, de l’autre, la gouvernementalité projetée vers l’extérieur, la volonté de s’assurer les flux de matières premières de la périphérie. D’où l’idée de Santiago Castro Gómez que la globalisation que nous vivons n’est pas un projet, car elle n’a pas besoin de ces instances centrales qui régulent les mécanismes de construction sociale.

On peut émettre un doute sur cette analyse si on pense à la violence actuelle de la répression partout dans le monde. Les populations sont réprimées ou massacrées par des gouvernements qui soutiennent les projets d’une minorité de prédateurs. Certes, ce projet ne renvoie plus dans ce cas-là à un projet civilisationnel mais à une simple appropriation par une minorité. D’autre part, en « Amérique latine » comme ailleurs, l’accentuation des processus de normation des individus amènent à tempérer cette idée séduisante. S’il y a un projet, c’est peut-être celui des dueños, comme le dit Rita Segato, celui d’un monde construit pour des maîtres.

Références

Achinte, Adolfo Albán. 2018. Epistemes “otras”: ¿Epistemes disruptivas? Conférence donnée à l’Université catholique de Pereira.

http://www.revistakula.com.ar/wp-content/uploads/2014/02/KULA6_2_ALBAN_ACHINTE

Bourguignon Rougier, Claude. 2017. Le chapitre manquant d’empire. Un regard décolonial. Intervention à l’Université Stendhal dans le cadre du séminaire Empire organisé par Olga Bronnikova et Marta Ruiz Galbete.

https://www.academia.edu/31237971/Le_chapitre_manquant_dEmpire._Un_regard_d%C3%A9colonial

 

Castro Gómez, Santiago. 2005.  La postcolonialidad explicada a los niños. Popayán : Editorial Universidad del Cauca.

https://territoriosendisputa.files.wordpress.com/2015/09/158.pdf

Dussel, Enrique. 2000.  «Europa, modernidad y eurocentrismo». Dans  La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas, sous la dir. de Edgardo Lander. Buenos Aires. CLACSO. p. 49.

http://biblioteca.clacso.edu.aLa postcolonialidad explicada a los niños.r/clacso/sur-sur/20100708040738/4_dussel.pdf

Echeverría, Bolívar. 1998. La modernidad de lo barroco. México: Era.

Foucault, Michel. 2004. Sécurité, territoire, population. Cours au  Collège de France. 1977-1978.  Paris : Gallimard

Martinez Andrade, Luis. 2019. «Marxisme anticolonial, modernité et politique d’émancipation. Lire Echeverría et Dussel». Contretemps.

https://www.contretemps.eu/marxisme-modernite-emancipation-echeverria-dussel/

O’Gorman, Edmundo. 1993 [1958]. La invención de América. Investigación de la estructura histórica del nuevo mundo y del sentido de su devenir. México : Fondo de Cultura Económica.

Restrepo, Eduardo et Rojas, Axel. 2009La inflexión decolonial. Introducción critica al pensamiento descolonial. Bogotá. Universidad Javeriana. p. 44. 43.

https://www.academia.edu/2186931/Inflexion_decolonial

Jürgen Habermas. 1988 [1985]. Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences.   Paris : Gallimard.

Wallerstein, Immanuel.  1990. « L’Occident, le capitalisme et le système-monde moderne ». Sociologie et sociétés, 22 (1), 15–52.

https://doi.org/10.7202/001837

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