71 Opprimé-e-s (pédagogie)

Claudia Bourguignon Rougier

La pédagogie des opprimé-e-s du Brésilien Paolo Freire représente une des innovations les plus importantes dans la pensée critique latino-américaine. Freire a accompli, au niveau de l’éducation et de la pédagogie, une révolution semblable à celle qu’ a réalisé Dussel dans le monde de la philosophie. Aujourd’hui, la perspective de Freire a toujours un rayonnement important même si elle n’a plus l’incroyable aura qui fut la sienne il y a cinquante ans..

Pédagogie des opprimés est un livre qui annonce l’émergence de la philosophie de la libération et fut publié par l’auteur en exil, durant la dictature brésilienne des années 1960. La dictature semble avoir été un facteur d’accélération pour la genèse de ce livre-monument, comme le serait quelques années plus tard la dictature argentine pour la philosophie de la libération.

Dans Pédagogie des opprimés, Freire fait de l’éducation une stratégie révolutionnaire de transformation sociale; c’est un livre en phase avec la critique économique de la dépendance, dont beaucoup de tenant-e-s étaient d’ailleurs, comme Freire, brésilien-ne-s.

Pour Freire, l’opprimé-e doit construire lui-même, elle-même sa propre libération, donc commencer par être conscient-e de son oppression. Il ou elle devient alors son ou sa propre pédagogue. On retrouve chez lui une radicalisation des idées qu’avait commencé à explorer le pédagogue conseiller de Bolívar, Simón Rodriguez, pour lequel les républiques ne se faisaient pas avec des docteur-e-s ni des lettré-e-s mais avec des citoyen-ne-s. La véritable mission était donc de « tener pueblo », soit un peuple qu’il fallait former certes, mais à partir de la particularité latino-américaine, et pas de la norme occidentale qui s’imposerait après les Indépendances.

L‘opprimé-e est la clé pour comprendre le fonctionnement du pouvoir.

Les opprimés ne sont pas seulement ceux qui endurent la domination, l’oppression est une relation dialectique entre l’oppresseur et l’opprimé, dans laquelle ces derniers intègrent une logique oppressive. La libération n’est donc pas seulement une lutte contre l’oppresseur, mais aussi une lutte des opprimés pour se découvrir, tout en découvrant leur oppresseur. Il s’agit pour les opprimés de découvrir la contradiction avec leur antagoniste et leur identification avec lui, afin de surmonter sa peur de la liberté, qui est l’une des conséquences de la domestication réalisée grâce aux structures sociales de domination. (Restrepo, 2010) 

Un des grands défis de l’opprimé-e, qui, en se libérant, libère aussi le ou la dominant-e déshumanisé-e par la relation qui l’enchaîne au dominé-e, sera donc de ne pas reproduire à son tour les structures de la domination.

Le but de la pédagogie des opprimés est la réappropriation de leur humanité, mais pour ce faire, ils doivent découvrir l’oppresseur et eux-mêmes. La réalité des opprimés est contradictoire : ils doivent affronter leur peur de la liberté, tout en dépassant leur identification avec ce qui les nie. Sans cela, les opprimés peuvent transformer les conditions de l’oppression, mais seulement pour les reproduire, et cette fois-ci, sur leur ancien oppresseur. (Restrepo, 2010)

Voilà pourquoi Freire ne pense pas que les opprimé-e-s soient les agent-e-s prédestiné-e-s de la révolution. Il est persuadé qu’il n’ y a pas de révolution sans une praxis organisée par les opprimé-e-s mêmes. La révolution existe dans la formation des sujets révolutionnaires. Les sujets ne sont pas un résultat de la lutte, ils et elles adviennent dans la lutte, d’où l’importance de la pédagogie.

Cette perspective donne aux intellectuel-le-s un rôle particulier : s’ils et elles doivent travailler aux côtés des opprimé-e-s, leur rôle n’est pas de faire la révolution pour les opprimé-e-s, mais avec eux et elles dans un processus d’éducation dialogique. Freire critique l’arrogance et l’autoritarisme des intellectuel-le-s de gauche et de droite qui se considèrent propriétaires des savoirs ou des universitaires qui prétendent « conscientiser » les travailleurs ruraux et urbains et les travailleuses rurales et urbaines. Il est le premier à formuler une critique de la colonialité du savoir et surtout à décoloniser le rapport au savoir dans la pratique.

Dans la pensée de Dussel, cette pédagogie des opprimé-e-s a joué un rôle fondamental. L’opprimé-e incarne cette extériorité sans laquelle l’édifice de la philosophie de la libération ne tient pas, même si le rôle que le philosophe accorde aux intellectuel-le-s dans le processus révolutionnaire ne cadre pas avec la vision qu’a le Brésilien. Eduardo Restrepo dit que chez Dussel il y a un privilège épistémique des opprimé-e-s, car leur condition d’extériorité leur permet d’articuler la praxis et la philosophie de la libération.

Restrepo remarque que pour la perspective décoloniale, il est aussi question d’extériorité mais celle-ci est plus précise : elle tient à la différence coloniale qui n’est pas une extériorité absolue, mais qui est produite. Si Paulo Freire et Enrique Dussel abordent l’opprimé-e en tant que peuple ou que pauvre, dans la pensée décoloniale, l’opprimé-e c’est celui ou celle qui a été racialisé-e au cours du processus de constitution de la modernité/colonialité : l’Indien-ne ou le ou la Noir-e (Restrepo, 2010).

Une autre différence tient au fait que la pédagogie des opprimé-e-s n’a pas été élaborée comme un contre-récit de la modernité ou de l’eurocentrisme. Le point de départ, contrairement à ce qui se passe dans l’approche décoloniale, ce sont les problèmes rencontrés par les « va-nu-pieds ».

À une époque où les discours sont déconnectés des pratiques de façon obscène, l’apport de Paulo Freire a ceci de précieux : on ne peut être « freirien » uniquement en paroles. Assumer une pédagogie freirienne suppose un engagement pour la démocratie, le refus d’une science neutre et une cohérence entre le discours et la pratique. Quand on pense à la conception aseptisée qui domine aujourd’hui dans l’enseignement, les propos de Freire, cinquante plus tard, restent tristement d’actualité.

Références

Freire, Paulo. 1970. Pedagogia do oprimido. Rio de Janeiro : Paz e terra.

http://www.tlaxcala-int.org/upload/telechargements/150.pdf

Freire, Paulo. 2018 [1974]. Pédagogie des opprimés. Résistance 71. Traduction à partir des textes anglais et portugais.

https://jbl1960blog.files.wordpress.com/2018/12/la-pedagogie-des-opprimes-de-paulo-freire-public3a9-en-1970.pdf

Restrepo, Eduardo et Rojas, Axel. 2009. La inflexión decolonial. Bogotá : Master d’études Culturelles. p. 27. 28. 29.

https://www.academia.edu/2186931/Inflexion_decolonial

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