79 Politiques de disparition

Jonnefer Barbosa

La définition bien connue de la souveraineté politique comme pouvoir de vie et de mort, pouvoir d’instiller la mort, ne suffit pas si nous voulons caractériser un gouvernement néocolonial dont les marquages ne concernent pas seulement les corps de ses sujets et dont les stratégies ne se limitent plus au gouvernement des populations. Produire des disparitions, ce n’est pas seulement anéantir des vies humaines, mais gérer l’effacement de leurs traces. Par « sociétés de la disparition », il faut entendre aussi bien un réseau de multiples modalités de pouvoir que le diagramme très parlant d’un nouveau modèle de gouvernement à l’époque du capitalisme cyberfinancier néocolonial.

La disparition en tant que technique gouvernementale met en évidence une déterritorialisation de la gestion biopolitique des populations.  Auparavant il s’agissait de régir l’impersonnalité de la vie biologique en tant que multiplicité productive (fécondité, natalité, mortalité dans les registres statistiques), assimilations ou déviations. La multiplicité des nouvelles modalités du pouvoir dans les sociétés de disparition s’exprime à travers des dispositifs divers et singuliers, aux caractères et aux intensités variables. Cela va de l’algorithme cryptocibernétique à la normalisation de l’anéantissement et des exécutions sommaires comme pratique gouvernementale, qu’elle soit dirigée par la police ou par des appareils paraétatiques. Des formes de violence mises en place dans des territoires comme l’« Amérique latine », et qui se généralisent aujourd’hui comme modèle paradigmatique et explicatif de gouvernement mondial.

Tout comme les sociétés de souveraineté et disciplinaires, les sociétés de disparition ne surgissent pas du néant, d’une façon a-historique. Il est clair que l’histoire de la politique moderne est indissociable de la production de disparitions. Pas la vie nue dont nous parle Agamben, ni la politisation de la vie biologique telle que l’énonce Foucault. Les techniques de disparition produisent une « vie qui ne laisse aucune trace ». Produire la disparition d’une personne, une vie qui ne laisse aucune trace, ne se réduit pas à l’acte du meurtre. La personne disparue n’est pas seulement un corps soumis à la punition d’un-e souverain-e ou aux disciplines qui le dompteront.

Diachroniquement, la vie sans trace constitue une contre-histoire paradoxale de la politique en Occident. On peut y inclure, avec l’histoire sans trace de ceux et celles qui sont mort-e-s dans les navires négriers; Ils étaient également nommés navires tombeaux à l’époque de l’Empire portugais, le long génocide qui court du XVe siècle jusqu’au XIXe siècle, et même les disparu-e-s politiques des dictatures latino-américaines des années 1960-1970, en passant par les victimes des narcotraficant-e-s ou des groupes d’extermination militaires et paramilitaires comme les Escadrons de la mort.

Le concept de disparition est un critère d’intelligibilité de la politique gouvernementale latino-américaine. Même si on s’en tient au seul cas du Brésil, il est impossible d’y établir une analyse un tant soit peu critique des questions de gouvernementalité sans prendre en compte la réalité cachée mais constante, non seulement de processus d’extermination, mais aussi de fosses communes comme zones de disparition des traces.

Les fosses communes au Brésil ont d’abord été un dispositif colonial, à l’époque de l’esclavage. Lorsqu’une personne capturée et réduite en esclavage avait survécu à la traversée de l’océan sur les navires tombeaux, mais était morte sur le sol brésilien, qu’elle meure d’épuisement, de maladie, ou suite à un châtiment (pendue, décapitée ou « cuite en vie,)son corps était enterré dans une de ces fosses communes non identifiées, qu’on nommait alors les « cimetières d’esclaves ».

Après 1888, année de la fin de l’esclavage au Brésil, les fosses communes persistèrent sous la forme des cimetières dits des indigent-e-s, à la périphérie des grandes villes brésiliennes : par exemple, le cimetière de São Luís, entre Capão Redondo et Jardim Ângela, dans la ville de São Paulo. Appelé « cimetière des homicides », il a été inauguré en 1981 et s’étend sur 326 mille mètres carrés. C’est le deuxième plus grand cimetière d’« Amérique latine » [1]. En 1996, l’ONU a classé la région du Garden Angela comme la zone la plus violente du monde, devant Cali, qui à l’époque vivait un pic de violences liées au trafic de drogue. Selon Letícia Mori (2011), « au début de la décennie, on procédait à 800 ou 1000 enterrements par mois, 90% des défunt-e-s étant décédé-e-s de mort violente. Il y avait tellement de personnes enterrées le même jour que les employé-e-s ne prenaient même pas la peine de fermer les tombes, car elles devaient être rouvertes peu de temps après. Dans les cimetières dits des indigent-e-s, comme celui de Saint Louis, en vertu d’une règle municipale, les corps sont exhumés au bout de trois ans et envoyés dans des centaines d’ossuaires pour faire place à de nouvelles sépultures, dans le cadre d’une politique de réutilisation des tombes (Russo, 2016).

En 1971, pendant la dictature militaire, un cimetière pour personnes indigentes nommé Don Bosco fut construit dans le quartier de Perus. On commença à y entreposer les cadavres de personnes non identifiées, des pauvres, mais aussi des victimes de la répression politique. Selon Edson Teles (s.d.) :

En 1990, le 4 septembre, la fosse Perus située dans le cimetière Don Bosco, à la périphérie de la ville de São Paulo, fut ouverte. On y a trouvé 1 049 ossements d’indigents, de prisonniers politiques et de victimes des Escadrons de la mort. Le projet initial était de mettre en place un crématorium, ce qui sembla étrange et fit naître des soupçons y compris chez l’entrepreneur appelé à le construire. Ce projet de crémation des restes des indigents, dont nous ne saurions rien sans la mémoire des employés du cimeterre, fut abandonné en 1976. Les ossements exhumés en 1975 furent entassés dans la chambre funéraire du cimetière et, en 1976, enterrés dans une fosse commune clandestine.

La question de la Fosse de Perus est restée sans réponse des institutions brésiliennes, car une loi d’amnistie empêche désormais de juger les tortionnaires et les meurtriers; sans compter, en 2019, la restructuration de la Commission spéciale sur les décès et disparitions politiques (CEMDP), le gouvernement Bolsonaro ayant nommé des militaires à des postes-clé et des enquêtes médico-légales ayant été closes.

Les milliers de fosses communes où gisent des personnes réduites en esclavage lors du génocide africain sur le territoire brésilien, les fosses communes qui dissimulent les assassinats politiques et les cimetières de pauvres comme celui de Jardim Ângela, sont le témoignage d’une lutte des classes qui se déroule dans la sphère de l’effacement des traces, de la destruction massive des mémoires.

Si le lieu emblématique de la gouvernementalité biopolitique était la métropole, c’est-à-dire l’espace urbain apparu avec le passage du pouvoir territorial de l’ancienne souveraineté à la gouvernementalité biopolitique, un gouvernement des humains et des choses qui avait pour contrepoint les nécropoles, terme qui en grec désignait les cimetières (νεκρόπολις, littéralement « ville des morts » ou les champs sacrés au Moyen Âge), aujourd’hui, les fosses communes disséminées dans le monde entier sont l’expression visible et dérangeante d’une extermination qui est la pratique habituelle des gouvernements et de politiques de disparition qui transforment les anciens territoires de la ville et de la métropole en lieux de frai et de dissimulation des cadavres.

Traduit du portugais par Claude Bourguignon Rougier

Références

Barbosa, Jonnefer. 2016. « Sociedades de la desaparición ». Conférence présentée le 28/09/16 sur le théme  Gubernamentalité y Subjetivation,  lors des  II Journées Transdisciplinaires d’Études en Gouvernamentalité  à Santiago du Chili.

https://www.academi.edu/28920376/Sociedades_de_la_desaparición

Mori, Letícia. 2011. Vida e morte na periferia Revista Babel.

http://www.eca.usp.br/babel/antes/index3.php?tema=Espera&id=17

Moura, Clóvis. 2013. Dicionário da escravidão negra no Brasil. São Paulo: Edusp: 118.

Russo, Rodrigo. 2016. « Cemitério dos homicídios ».  Jornal Folha de SP.

http://temas.folha.uol.com.br/cemiterio-dos-homicidios/introducao/cemiterio-na-zona-sul-de-sp-tem-

Teles, Edson. Vala de Perus. Centro de Antropologia e Arqueologia Forense (CAAF).

http://www.desaparecidospoliticos.org.br/pagina.php?id=39[


  1. Le cimetière de Vila Formosa, dans une région pauvre et violente de São Paulo, est le plus grand d'« Amérique latine », avec ses 763 mille mètres carrés.

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