26 Curiel, Ochy

Claudia Bourguignon Rougier

Ochy Curiel est une féministe décoloniale dominicaine qui théorise le genre et la race à partir de sa position de lesbienne afro-descendante latino-américaine. Elle fait de la théorie à partir d’une pratique et, pour cette raison, se méfie des approches qui ont surgi à l’université dans le dernier quart du XXe siècle.

Je me demande vraiment dans quelle mesure les études dites subalternes, postcoloniales ou culturelles décentralisent vraiment « le » sujet, comme elles le prétendent. Se pourrait-il que ces nouveaux discours fassent appel à ce qui est supposé « marginal » ou « subalterne » pour asseoir leur autorité symbolique et qu’ils usent du « différent » comme stratégie de légitimation? (Curiel, 2007)

Cette militante, musicienne et anthropologue, refuse la distinction entre théorie critique et pratique critique, qui est, pour elle, un des symptômes de l’ontologie moderne qu’elle déconstruit.

Je dis toujours que le féminisme décolonial est une reconnaissance et une récupération de différents mouvements politiques — auxquels certaines d’entre nous ont participé —, qui complexifient le lieu du politique, ses théorisations et jusqu’à sa méthodologie. (Curiel, 2007)

Elle interroge le concept de colonialité du pouvoir, reconnaît son intérêt pour l’étude des effets du colonialisme dans les sociétés contemporaines mais la voit simplement comme un outil. Pour elle, d’abord, il y a les mouvements sociaux, et de ces mouvements naissent les théories. Les féministes racisées, engagées dans un combat antiraciste, n’ont pas eu besoin du concept de colonialité pour analyser la trame du pouvoir moderne. Mais, en dépit de leur travail, ces féministes sont peu visibles.

Insistant sur le rôle du feminismo de color des États-Unis, elle met également en avant le rôle des féministes latino-américaines, qui ont été parmi les premières à lutter contre l’idéologie métisse à la base de la construction des identités nationales, une idéologie qui était, en fait, raciste et se basait sur la violence coloniale fondatrice (viols et soumission des femmes à un nouvel ordre social plus patriarcal). Les travaux des latino-américaines ont mis en évidence l’importance des femmes dans les mouvements de résistance lors de la colonisation, ce que l’on appelle le « marronnage domestique » et qui consistait en diverses formes de résistance quotidienne; elles ont insisté sur la fréquence des fuites chez les femmes réduites en esclavage, elles ont inventé le concept d’ « améfricanité » qui remet également en question l’idée de « l’Amérique latine ». Lélia González, dans les années 1970, fut une des premières à mettre en avant l’interrelation entre racisme sexisme et classisme dans la vie des femmes noires. Le travail de femmes, comme Jurema Wernerk et Sueli Carneiro sur le leadership de femmes africaines ou sur l’absence de division public-privé dans la vie des esclaves africaines en Amérique, a contribué à parfaire la compréhension des mécanismes de la domination.

Refusant l’opposition sexe biologique/genre construit, Ochy Curiel propose une critique de l’hétérosexualité comme système politique de domination, entrant en jeu dans la construction nationale, qui essentialise les différences et produit autant la domination des femmes lesbiennes que des femmes hétérosexuelles. Elle critique, comme d’autres féministes latino-américaines, la notion de « femme ». En effet, son expérience de la discrimination liée à la race lui a permis de voir cette catégorie comme un universel qui ne peut pas rendre compte de la domination spécifique à certains groupes. Attentive aux limites de la notion de genre, elle évite également les essentialisations qui « menacent », car les identités, si elles sont nécessaires aux combats politiques, restent des moyens, pas des fins.

Je pense qu’il y a encore beaucoup d’essentialisme chez certaines lesbiennes féministes qui disent comprendre le régime de l’hétérosexualité, mais qui se concentrent sur une mise en valeur, une « politisation de la vulve », avec une volonté de la mettre au centre de la politique. Personnellement, ce n’est pas ma manière de voir les choses. (Falquet et Quiroz, 2018)

Dans le cadre de sa pratique artistique, elle a beaucoup œuvré pour la récupération de l’héritage musical africain, dès les années 1990, à un moment où le courant décolonial comme tel n’était pas apparu, ce qui montre que l’on ne saurait traiter séparément les deux versants du décolonial ni le restreindre à sa stricte expression théorique. Et elle explique la position qui est la sienne vis-à-vis de la séparation théorie/pratique.

La fin de cet article qu’elle avait rédigé il y a quelques années rend compte avec élégance de sa position.

Je crois que c’est plus important d’être antiracistes que d’être orgueilleusement noires, d’être féministes que de nous reconnaître femmes, d’en finir avec le régime de l’hétérosexualité que d’être lesbiennes, je crois que ce qui est important, ce sont les projets de transformation qui surgissent avec les mouvements sociaux mais aussi dans la pensée critique académique. (Curiel, 2017)

Références

Curiel, Ochy, Sabine Masson et Jules Falquet. 2005. « Féminismes dissidents en Amérique latine et aux Caraïbes ». Nouvelles Questions Féministes 24 (2) : 4-13.
https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2005-2-page-4.htm

Curiel, Ochy. 2007. « Critique postcoloniale et pratiques politiques du féminisme antiraciste ». Mouvements 3 (51) : 119-129.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-119.htm

Curiel, Ochy. 2007. « Crítica poscolonial desde las prácticas políticas del feminismo antirracista ». Nómadas (26) : 92-101.
http://www.redalyc.org/articulo.oa?id=105115241010

Curiel, Ochy. 2017. « Genero, raza, sexualidad. Debates contemporáneos ». Intervenciones en estudios culturales (4) : 41-61.
https://intervencioneseecc.files.wordpress.com/2017/07/n4_art03_curiel.pdf

Falquet, Jules et Lissell Quiroz. 2018. « Interview d’Ochy Curiel ». Revue d’études décoloniales (3).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/12/i.f.q.pdf

Pons Cardoso, Cláudia. 2015. « À Lélia de Almeida Gonzalez, précurseuse du féminisme Noir au Brésil ». Les cahiers du CEDREF (20).
http://journals.openedition.org/cedref/774

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