50 Grosfoguel, Ramón

Claudia Bourguignon Rougier

Ramón Grosfoguel est un sociologue portoricain qui enseigne à l’Université de Berkeley, dans le département d’études ethniques qu’il contribua à créer dans les années 1980.

Il a participé au projet Modernité/Colonialité depuis ses débuts et défend une vision engagée de la perspective décoloniale, se traduisant entre autres par son soutien actif aux luttes des populations racisées, qu’il s’agisse des Noir-e-s de Californie, des populations caribéennes, portoricaines en particulier, ou des Français d’origine coloniale qui souffrent du racisme structurel.

Il a collaboré à de nombreuses publications, dont El giro decolonial, traduit en français sous le titre de Penser l’envers obscur de la modernité. Il a écrit plusieurs ouvrages sur des thèmes divers : analyses des migrations caribéennes, critiques de l’islamophobie ou des penseurs et penseuses européen-ne-s de la post-modernité. Il parle d’un système-monde européen-euro-nord-américain-chrétien-moderne-colonial-capitaliste-patriarcal. L’articulation de la pensée décoloniale à la critique du capitalisme et à la lutte contre ses effets impérialistes est quelque chose de structurel dans sa démarche. Parmi les concepts qu’il a élaboré ou contribué à diffuser, on retiendra celui de « fondamentalisme occidentaliste eurocentré » ou encore d’« extractivisme idéologique ». Ce dernier terme désigne le processus de piratage de savoirs ou de problématiques indigènes par des intellectuel-le-s européen-ne-s, l’exploitation des ressources du continent se poursuivant dans le domaine de la connaissance. On peut dire que le concept de Buen Vivir, par exemple, a été victime de cet extractivisme idéologique puisqu’il a été acclimaté en Europe avec une valeur qui pervertit son sens originel. La notion d’extractivisme cognitif a été lancée en 2013 par Leanne Betasamosake Simpson, une intellectuelle Nishnaabeg de Mississauga au Canada. Elle a étendu le concept d’extractivisme économique à de nouveaux domaines de domination coloniale. Ramón Grosfoguel écrit :

L’extractivisme est une forme très ancienne de fascisme : il commence avec le « christianise-toi » du XVIe siècle, se poursuit avec le « civilise-toi » du XIXe siècle et le « développe-toi » au XXe siècle, pour culminer avec le « démocratise-toi » du XXIe siècle. Tous ces projets coloniaux globaux, depuis le XVIe siècle, ont été associés à l’« extractivise-toi ou je te tue »; c’est pour cela qu’aujourd’hui, en Amérique latine et dans le monde néocolonisé, les processus de consultation préalable des communautés non occidentales ressemblent à une mauvaise blague (…). Le vol épistémicide fait partie de l’extractivisme mondial occidental. (Grosfoguel, 2016 : 141)

Ramón Grosfoguel défend l’idée d’un racisme et d’un sexisme épistémique qu’il distingue du racisme politique ou économique. Il est produit par un Occident patriarcal, convaincu d’être le seul à pouvoir produire des connaissances universelles et persuadé de la faible valeur des connaissances produites ailleurs dans le monde. Le discours de l’objectivité scientifique et de la neutralité est une constante qui a pour effet de cacher le lieu d’énonciation de celui qui parle : un homme blanc occidental. Pour lui, l’épistémologie eurocentrée qui domine dans les sciences sociales a une couleur et un genre. Historiquement, c’est avec la destruction d’Al Andalus et la conquête de l’Amérique que cette épistémè s’est mise en place.

Évoquant la « politique identitaire » qui privilégie les canons européens et contre laquelle les dominé-e-s ont développé une contre-politique identitaire, le sociologue attire l’attention sur le risque que comporte l’opération pour les dominé-e-s. Ces derniers et dernières finissent par maintenir les termes de départ, se contentant d’inverser l’équation : les inférieur-e-s deviennent les supérieur-e-s, les Européen-ne-s remplacent les non Européen-ne-s et le système hiérarchique qui est le cadre ne bouge pas. Exemple des dérives possible, celui des « fondamentalistes du tiers-monde », comme il les nomme (Bourguignon Rougier, 2016). Ces « fondamentalistes » reprennent à leur compte le préjugé européen en vertu duquel l’Orient est autoritaire et finissent par soutenir des gouvernements autoritaires comme si la démocratie était un colifichet européen qui entrait nécessairement en contradiction avec la tradition.

Sa critique du fondamentalisme tiers-mondiste s’insère dans une critique plus globale du fondamentalisme. Il remarque que ce dernier n’est pas l’apanage de ces seuls groupes, qu’il correspond à la conviction de détenir le seul système explicatif valable et universel, ce en quoi l’occidentalisme semble détenir la palme. Ce fondamentalisme, dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, répand l’idée que la raison est du côté des Occidentaux et Occidentales et l’absence de rationalité, de celui des peuples de l’Orient.

En Europe, explique-t-il, la forme la plus courante de ce racisme épistémique est l’islamophobie. Un processus qui a une longue histoire. Il a commencé il y a plusieurs siècles avec la dévalorisation des connaissances produites dans le monde musulman, puis a continué au XVIIIe et XIXe siècles avec de nombreux penseurs et penseuses européen-ne-s, de positions parfois très différentes mais s’accordant tous et toutes sur l’incompatibilité entre rationalité et Islam. C’était le cas de Ernest Renan, mais aussi de Max Weber, de Karl Marx ou de Friedrich Engels. Renan voyait une incompatibilité entre science et Islam, Weber pensait que l’Islam faisait obstacle au type de doctrine et de mode de vie nécessaire au développement capitaliste (celui que le calvinisme, lui, avait rendu possible). Marx et Engels légitimaient la colonisation de l’Algérie et de l’Inde car ils voyaient une supériorité dans la civilisation européenne et le développement qu’elle avait permis. Pour Ramón Grosfoguel, le gros problème avec l’Islam, c’est qu’il n’entre pas dans la vision sécularisée des religions qui prévaut en Europe (Grosfoguel, 2017). Sortir de l’impasse actuelle passera par un dialogue entre les scientifiques de diverses traditions épistémiques : Boaventura de Sousa Santos, Salman Sayyid, Ali Shariati, Aníbal Quijano, Silvia Rivera Cusicanqui, W. B. Dubois, Silvia Wynter, etc.

Ses essais sur les gouvernements sud-américains des années 1990 font apparaître l’originalité et le caractère émancipateur de luttes généralement présentées comme dangereusement populistes. Il a analysé les processus vénézuélien ou bolivien, qu’il critique mais soutient, à l’instar d’Enrique Dussel. Récemment, il a contribué à la création, à Caracas, d’un centre décolonial. Très proche du PIR français, il a contribué à faire passer certains éléments de la perspective décoloniale latino-américaine dans la théorisation de ce mouvement antiraciste décolonial français. En 2017, il a suivi de près les événements de Catalogne et a proposé une vision originale du problème de la souveraineté et de l’État, ainsi qu’une critique des limites de Podemos.

Références

Bourguignon Rougier, Claude. 2016. « Entretien avec Ramón Grosfoguel ». Revue d’études décoloniales (1).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/e.g.pdf

Grosfoguel, Ramón. 2006. « Quel(s) monde(s) après le capitalisme ? Les chemins de l »utopistique » selon Immanuel Wallerstein ». Mouvements 3-4 (45-46) : 43-54.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-43.htm

Grosfoguel, Ramón. 2006. « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale ». Multitudes 3 (26).
https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm

Grosfoguel, Ramón. 2009. « Les immigrés caribéens dans les métropoles du système-monde capitaliste et la « colonialité du pouvoir » ». Cahiers des Amériques latines (62) : 59-82.
http://journals.openedition.org/cal/1536

Grosfoguel, Ramón. 2012. « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos ». Mouvements 4 (72) : 42-53.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012-4-page-42.htm

Grosfoguel, Ramón. 2016. « Del “extractivismo económico” al “extractivismo epistémico” y “extractivismo ontológico” : una forma destructiva de conocer, ser y estar en el mundo ». Tábula Rasa (24) : 123-143.
https://www.revistatabularasa.org/numero24/del-extractivismo-economico-al-extractivismo-epistemico-y-extractivismo-ontologico-una-forma-destructiva-de-conocer-ser-y-estar-en-el-mundo/

Grosfoguel, Ramón. 2017.  « Visages de l’islamophobie. »

https://www.ihrc.org.uk/publications/briefings/22807-visages-de-lislamophobie/

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