92 Syncrétisme et métissage : l’exemple des orishas en déportation

Sebastien Lefévre

Nous avons déjà abordé dans le chapitre « Études transatlantiques afrodiasporiques » l’enjeu que recouvre une étude triangulaire des trois continents lorsqu’il s’agit d’interpréter les cultures afro dans le contexte actuel d’Abya Yala. Il convient d’y revenir un peu plus précisément. En effet, le problème que posent les notions de syncrétisme et de métissage se situe à plusieurs niveaux. Tout d’abord, ces notions laissent entendre une certaine dilution, un certain effacement des cultures au profit d’une nouvelle culture. Ensuite, dans le surgissement de cette nouvelle culture, quels sont les éléments qui sont présents mais, surtout, quels sont les éléments qui vont être mis en valeur par rapport à cette création culturelle? Enfin, en ce qui concerne les cultures afro présentes dans ces syncrétismes et métissages, elles apparaissent souvent comme étant totalement diluées ou du moins comme des cultures qui auraient disparu avec l’esclavage. On peut citer l’exemple emblématique de Miguel Rojas Mix, chercheur chilien, qui, au demeurant, avait mené une réflexion très pertinente sur l’enjeu de la dénomination d’Abya Yala avec son livre Los cien nombres de América (Les cents noms de l’Amérique). Lors d’une conférence, il mentionnait d’ailleurs :

Otro concepto es él de Afroamérica, es el concepto de la Negritud. El tema de la identidad para los Afroamericanos era bastante diferente que para las poblaciones indígenas, las poblaciones indígenas tenían un pasado al cual mirar, en cambio, los Negros, la esclavitud había hecho tabula rasa de sus culturas y por lo tanto no tenían identidad, la identidad tenían que inventarla y construirla.

Un autre concept est celui d’Afro-Amérique, c’est le concept de Négritude. La question de l’identité pour les Afro-américain-e-s était très différente de celle qui se posait aux populations indigènes. En effet, les populations indigènes avaient un passé, elles pouvaient regarder en arrière. Mais pour les Noir-e-s, l’esclavage avait fait table rase de leurs cultures et ils et elles n’avaient donc pas d’identité, leur identité devait être inventée et construite. (Rojas Mix, 2016)

Cette citation reflète à merveille, malheureusement, une opinion souvent répandue dans les études sur Abya Yala lorsqu’il s’agit des cultures africaines. On pourrait également citer l’exemple de José Carlos Mariátegui (1976) qui considérait les « Noir-e-s » comme des alluvions de la culture péruvienne. Et même quand il s’agit de les réintégrer dans la culture nationale comme avec le fameux ajiaco nacional (bouillon national) du cubain Fernando Ortiz, c’est pour mieux les diluer dans une cubanité neutralisée. Au Mexique, d’après les travaux d’Aguirre Beltrán, durant les années 1940, les « Noir-e-s » auraient été désintégré-e-s dans un métissage national au point de ne laisser que quelques traces. Pourtant, dans les pays mentionnés ci-dessus, il existe des mouvements afrodescendants qui montrent que ce syncrétisme n’allait pas de soi.

L’enjeu rentre bien dans le cadre d’une géopolitique du savoir. Est-ce que les populations africaines déportées en Abya Yala avaient des cultures, possédaient des savoirs ancestraux comme n’importe quelle culture au monde? Est-ce que ces cultures ont été à l’origine de la fondation de ce qu’est devenu Abya Yala à la suite de la Conquête? Est-ce qu’elles pouvaient constituer des supports valables dans le cadre de reformulations culturelles? Que serait Abya Yala aujourd’hui sans les apports africains : infrastructures construites, religions, arts, musiques et danses, arts culinaires, ethnobotanique, etc.?

Pour illustrer les enjeux épistémologiques des concepts de syncrétisme et de métissage, prenons le cas de la religion yoruba (Nigéria et Bénin principalement) qui mobilise un panthéon assez conséquent d’orishas (divinités). Au Brésil, par exemple, les premières populations à avoir été déportées venaient de la région du Congo et de l’Angola actuel. Étant donné la demande croissante en main d’oeuvre et les résistances, très vite, les marchands d’esclaves ont dû multiplier les points d’approvisionnements. Ainsi, arrivèrent au Brésil les populations de l’actuel golfe du Bénin, connue à l’époque sous le tristement célèbre nom de la « Côte des esclaves ». Selon Nina Rodrigues, cité par Pierre Fatumbi Verger (2018), vers la fin du XIXe siècle, le syncrétisme n’avait pas eu totalement lieu car il n’y avait pas une correspondance  systématiquement établie entre les divinités du panthéon yoruba et les saints catholiques. Il semblerait donc que ce syncrétisme/métissage ait eu lieu plus récemment.

Il faut préciser par ailleurs que, pour le Brésil, ce « syncrétisme » a été rétro alimenté par des va-et-vient entre Abya Yala et le Bénin et le Nigéria dus aux nombreux voyages que des esclavagisé-e-s libéré-e-s faisaient. Lors de leur retour, ils et elles intégraient les savoirs appris en Afrique dans les pratiques religieuses afrobrésiliennes. Cela a été possible parce que les différentes pratiques n’étaient pas si éloignées. Cette idée remet déjà en cause l’idée de « syncrétisme ». En outre, les Africain-e-s du Brésil étaient capables de différencier les deux systèmes religieux, le catholique et le yoruba. Les pratiques, pour eux et elles, n’étaient pas antagoniques. Cette conception pluriverselle est due au fait que les pratiques religieuses yoruba reposent sur une conception plurielle des divinités, conception explicitée dans un discours d’un roi bamiléké du Cameroun, dans les années 2000. Le roi assistait à l’ordination d’un jeune bamiléké pour devenir prêtre. Lors de la cérémonie, il a expliqué que le « Blanc » pensait avoir réussi l’évangélisation et imposé son dieu, mais les choses étaient plus complexes. En effet, pour lui, Jésus avait été accepté comme une protection supplémentaire parmi d’autres protections ancestrales bamiléké. Cette idée nous avons pu la retrouver à Cuba où une famille qui était initiée dans les religions afrocubaines d’origine yoruba avait tenu à baptiser son enfant à l’église catholique. Lorsque nous leur avons demandé pour quelles raisons la famille tenait à le faire, on nous a répondu que c’était une protection supplémentaire. Il existe donc une capacité à faire coexister plusieurs systèmes religieux, sans contradictions, pour les populations afro et africaines. Pierre Fatumbi Verger (2018), parlant des Afrobrésilien-ne-s, relève ces différentes approches dans son livre :

Concebem os seus santos ou orixás e os santos católicos como de categoria igual, embora perfeitamente distintos. Os africanos escravizados se declaravam e aparentavam convertidos ao catolicismo; as práticas fetichistas puderam manter-se entre eles até hoje quase tão estremes de mescla como na África. Depois, as viagens constantes para a África com navegação e relações comerciais diretas facilitaram a reimportação de crenças e práticas, porventura um momento esquecido ou adulterado. Com o passar do tempo, com a participação de descendentes de africanos e de mulatos cada vez mais numerosa, educada num igual respeito pelas duas religiões, tornaram-se eles tão sinceramente católicos quando vão à igreja, como ligados às tradições africanas, quando participam, zelosamente, das cerimônias de Candomblé.

Ils conçoivent leurs saints ou orixás et les saints catholiques comme appartenant à la même catégorie, bien que parfaitement distincts. Les Africain-e-s réduit-e-s en esclavage se disaient et semblaient converti-e-s au catholicisme; jusqu’à ce jour, ils et elles ont pu conserver des pratiques fétichistes presque aussi mélangées qu’en Afrique. Ensuite, les voyages constants en Afrique avec la navigation et les relations commerciales directes ont facilité la réimportation de croyances et de pratiques,  une phase qu’on a peut-être oubliée ou adultérée. Au fil du temps, avec la participation d’un nombre croissant de descendant-e-s africain-e-s et de mulâtres-ses, éduqué-e-s dans un respect égal des deux religions, ils et elles sont devenu-e-s  des catholiques sincères, qui vont à l’église, tout en maintenant leur lien avec les traditions africaines, et en participant avec zèle aux cérémonies du candomblé.

De la même façon, toujours selon Verger (2018), le système religieux yoruba a sans doute intégré des éléments des religions d’origine bantoue, de l’actuel Congo et Angola :

Não se pode excluir também a possibilidade de que certas influências bantus se tivessem produzido entre os nagôs, levando em conta que foram trazidos, em grande número, escravos do Congo e de Angola até os fins do século XVII para todo o Brasil.

Il n’est pas non plus exclu que certaines influences bantoues se soient produites chez les Nagô, sachant que des esclaves ont été amenés en grand nombre du Congo et de l’Angola jusqu’à la fin du XVIIe siècle dans tout le Brésil.

Ces différentes cohabitations et intégrations montrent la capacité des sujets africain-e-s à avoir une position réflexive sur leur vécu d’esclavagisé-e-s en situation de domination extrême, mais surtout  leur capacité à s’adapter pour continuer à exister et faire exister leurs cultures ancestrales :

Quando precisam justificar o sentido dos seus cantos, os escravos declaravam que louvavam, nas suas línguas, os santos do paraíso. Na Verdade, o que eles pediam era ajuda e proteção aos seus próprios deuses. (Verger, 2018)

Lorsqu’ils et elles devaient justifier le sens de leurs chants, les esclavagisé-e-s déclaraient qu’ils et elles louaient, dans leur langue, les saints du paradis. En vérité, ce qu’ils et elles demandaient, c’était l’aide et la protection de leurs propres dieux.

On peut observer ces diverses capacités d’adaptation et d’intégration dans les différents rapprochements que les Africain-e-s déporté-e-s ont effectué entre leurs dieux et les saints catholiques, qui diffèrent selon les pays. Par exemple, le dieu Shangó à Cuba est assimilé à Sainte Barbe alors qu’au Brésil, il est couplé avec Saint Jérôme. Au Brésil, Yemayá est assimilée à Notre Dame de l’Immaculée Conception et à Cuba, à la vierge de Regla, une vierge noire. Ogún, à Cuba, est rattaché à Saint Jacques et au Brésil, à Saint Antoine de Padoue.

À travers ces différents exemples, nous voulons montrer la conscience des esclavagisé-e-s africain-e-s déporté-e-s à Abya Yala et la capacité qu’ils et elles avaient d’user d’une multitude de stratégies afin de continuer à pratiquer leurs cultures. Et ce qui pose vraiment problème, dans les notions de syncrétisme et de métissage, c’est qu’elles amputent la part de conscience, de décision des esclavagisé-e-s, comme s’ils et elles avaient uniquement subi alors qu’ils et elles ont été à l’initiative de ces processus et ont dû opérer des synthèses et des réajustements pour pouvoir s’adapter. Si on lit les « syncrétismes » et les « métissages » de cette façon, alors le champ d’analyse n’en devient que plus riche. Enfin, il faut préciser que si ces postulats épistémologiques ne sont pas accompagnés d’une réintégration des cultures africaines dans les lectures qui seront faites d’Abya Yala, elles ne feront que reproduire des lectures occidentales qui, par manque de connaissance des Afriques, noient les cultures afro dans un « syncrétisme » et un « métissage » simplistes.

Références

Conférence de Miguel Rojas Mix dans le cadre de la Cátedra Latinoamericana Julio Cortázar, consulté le 15 juin 2019,

https://www.youtube.com/watch?v=6n0aRGiuo

-On peut renvoyer les lecteurs et lectrices à la chanson afrocubaine « Y tú ¿ qué quieres que te den ? » du chanteur Adalberto Álvarez où l’on voit très bien toute cette conscience stratégique :

https://www.youtube.com/watch?v=24lHSU35Aqs, consulté le 08/02/2020.

Verger Fatumbi, Pierre. 2018. Orixás: deuses iorubás na África e no Novo Mundo. Brazil : Fundação Pierre Verger: 136-17

Mariátegui, José Carlos. 1976. Siete ensayos de la realidad peruana. Barcelona : Editorial Crítica.

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