98 Zone de non être
Claudia Bourguignon Rougier
La zone de non-être est un concept de Frantz Fanon. Dans l’introduction de Peaux noires, masques blancs, il écrit :
Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance. Dans la majorité des cas, le Noir n’a pas le bénéfice de réaliser cette descente aux véritables Enfers. (Fanon, 1952 : 29).
Ce concept a donné lieu à des interprétations diverses. Ramón Grosfoguel a souvent recours à cette métaphore de la zone du non-être mais il lui donne un sens plus sociologique, moins ambigu. Chez lui, l’idée rappelle celle de « ligne abyssale » propre à Boaventura de Sousa Santos. Elle devient une interprétation décoloniale de ces anciennes lignes qui furent tracées avec la « Découverte » de l’Amérique et découpaient l’écoumène d’une façon inédite, instaurant, dans les faits, une certaine division du monde dont nous ne sommes pas sorti-e-s.
Pour Fanon, le racisme est une hiérarchie de supériorité et d’infériorité, située sur la ligne séparant l’humain du non-humain. Cette hiérarchie est politiquement produite et reproduite depuis plusieurs siècles par le système impérialiste/occidentalo-centrique/capitaliste/patriarcal/moderne/colonial. Les personnes situées au-dessus de cette ligne sont reconnues socialement comme des êtres humains ayant accès non seulement à des droits (humains, citoyens, civils, sociaux) mais aussi à la subjectivité. L’humanité des personnes situées au-dessous de cette ligne est questionnée. (Grosfoguel, 2012)
Il insiste sur l’existence des deux zones :
Dans la zone de non-être, parce que les sujets sont racialisés en tant qu’êtres inférieurs, ils vivent l’oppression raciale et non le privilège racial. L’oppression de classe, de genre et d’orientation sexuelle vécue dans la zone de non-être est qualitativement distincte de celle vécue dans la zone de l’être. Il y a une différence qualitative entre la manière dont les oppressions intersectionnelles sont vécues dans la zone de l’être ou celle du non-être dans le système-monde moderne, colonial, capitaliste, patriarcal, occidentalo-centré et christiano-centré. (Grosfoguel, 2012)
Pour Nelson Maldonado Torres, la zone du non-être apparaît liée à la colonisation de trois dimensions de l’être : le temps, l’espace et la subjectivité. Elle renvoie à la ligne ontologique moderne/coloniale qui crée des zones d’être et d’autres de non être :
La ligne ontologique moderne/coloniale ne fait pas de distinction entre l’Être et les êtres, comme le proposait Heidegger avec sa notion de différence ontologique. Elle établit plutôt une division entre l’Être et les êtres tels qu’ils sont vus à l’intérieur de la modernité et ceux qui sont conçus comme extérieurs à cette sphère. Il s’agit d’une différence ontologique moderne/coloniale, à laquelle j’ai également fait référence en tant que co-différence sous-ontologique. (Maldonado, 2012)
Mais il y a une ambiguïté propre à la phrase de Fanon et sa remise en question radicale de l’ontologie, nous dit le philosophe argentin Alejandro de Oto (2014). Elle tient à cette transformation des Noir-e-s, qui est possible lors de leur trop rare descente aux véritables Enfers. Pour Alejandro De Oto, il s’agit d’une transformation qui n’est pas la possibilité d’une nouvelle ontologie, cette ontologie que le colonialisme a rendu pratiquement impossible. La transformation dont parle Fanon est le dépassement de l’ontologie et des registres de l’identité qui lui sont liés. Il ne faudrait pas lire la zone du non être chez Fanon comme celle qui est la plus défavorisée, la plus victimisée par la relation moderne/coloniale. Cela nous enfermerait dans le dualisme propre à la modernité, qui oppose l’Être au non être, l’opulence à la misère, la vie à la mort. Ce serait la confondre avec la ligne abyssale de Boaventura de Sousa Santos ou, encore, avec la ligne de couleur de William E.B. Du Bois. Il y a, dit Alejandro de Oto (2014), chez Frantz Fanon, l’idée d’un au-delà de l’être qui est un dépassement de la modernité/colonialité. Frantz Fanon, parce qu’il constate qu’il n’y a qu’un destin possible, être blanc, (les Noir-e-s n’existant que dans leur relation aux Blanc-he-s, n’ayant pas d’être) fait émerger des spectralités qu’il n’est pas possible de dominer par le discours. C’est là que peut commencer un voyage qui émancipe vraiment.
Le concept fanonien apparaît ici dans toute sa complexité.
Références
Fanon, Frantz. 1952. Peaux noires, masques blancs. Chicoutimi : Les Classiques des Sciences Sociales.
Ramón Grosfoguel, Jim Cohen. 2012. « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos » : 43. 44. Mouvements.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012-4-page-42.htm?contenu=resume
Nelson Maldonado-Torres, 2012. « Transdisciplinariedad y decolonialidad ». © Quaderna : 9.
https://quaderna.org/transdisciplinariedad-y-decolonialidad/
Oto, Alejandro de, Katzer Molina, Maria Leticia. 2014. « Trás la huella del acontecimiento: entre la zona del no ser y la ausencia radical». Maracaibo : Utopía y praxis latinoamericana.
https://ri.conicet.gov.ar/handle/11336/37527
Oto, Alejandro de. 2018. « A propósito de Frantz Fanon. Cuerpos coloniales y representación». Pléyade.
https://scielo.conicyt.cl/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0719-36962018000100073&lng=es&nrm=iso