95 Transmodernité

Claudia Bourguignon Rougier

Le terme « transmodernité » a été employé pour la première fois par Rosa María Rodríguez Magda pour désigner la période actuelle. La philosophe espagnole affirmait que le postulat postmoderne, celui de la remise en question des grands récits, s’avérait caduc à l’heure du grand récit que constitue la globalisation. Parce qu’il y avait eu un changement de paradigme, l’emploi d’un nouveau préfixe s’imposait : la trans-modernité évoquerait mieux un monde en constante transformation.

Le terme prendra un sens différent chez Dussel. Pour le philosophe argentin, la transmodernité est le dépassement de la modernité, entendue comme ce projet spécifique qui apparaît en Occident entre le XVe siècle et le XXe siècle.

Si, au début, il s’agissait pour Dussel de prendre des distances avec la position désabusée des postmodernes, par la suite s’est affirmée chez lui l’idée que les exclu-e-s de la modernité ont opposé à cette dernière une résistance plus grande que prévue. Et cela l’a amené à intégrer ce qui disparaît en général chez les postmodernes : l’idée du changement social. La transmodernité, c’est l’inclusion des peuples soumis politiquement dans le passé et aujourd’hui, économiquement dépendants. Cette catégorie donne accès à une lecture de l’histoire du monde centrée sur la décolonisation et renvoie à l’instauration d’un dialogue entre les diverses cultures.

En 1999, dans le livre Posmodernidad y Transmodernidad. Diálogos con la filosofía de Gianni Vattimo, le philosophe questionne la transition vers une transmodernité. Le concept, d’après Eduardo Restrepo, prend forme dans une critique qui vise autant l’École de Francfort que les tenant-e-s de la post-modernité. Dans ce livre, qui n’est en aucune façon un simple dénigrement de la modernité, s’exprime le refus d’un désenchantement postmoderne qui peut tourner au nihilisme ou au pessimisme. Enrique Dussel est animé par la conviction qu’il n’y a pas de solution à l’intérieur du schéma de la modernité; il faut aller au-delà de ses limites, pour passer à un post qui sera un dépassement de la modernité et intégrera ce qu’elle avait de positif.

Contre le postmoderne, nous ne critiquerons pas la raison comme telle, mais nous admettrons leur critique de la raison dominante, victimisante, violente. Contre le rationalisme universaliste, nous ne nierons pas son noyau rationnel, mais son moment irrationnel, son mythe sacrificiel. Nous ne rejetons pas la raison, mais l’irrationalité de la violence du mythe moderne; nous ne nions pas l’existence d’une raison, mais rejetons l’irrationalité postmoderne; nous affirmons la « raison de l’Autre » vers un monde transmoderne. (Dussel, 1994)

Ce dépassement est lié de façon inextricable à l’extériorité, l’irruption de ce qui est différent, à des cultures capables d’assumer l’héritage de la modernité mais à partir d’un lieu et d’expériences autres et, ainsi, à même d’apporter des solutions que ne peuvent trouver les modernes. La transmodernité, ce serait l’inclusion de l’altérité niée dans le mythe moderne. Si Dussel se positionne toujours à partir d’un lieu d’énonciation précis, Abya Yala ou le Sud global, il ne fait pas de l’extériorité quelque chose qui serait propre seulement au Sud. En effet, les pays du Nord global ont désormais leur propre Sud interne, leurs propres opprimé-e-s et exclu-e-s, notamment en la personne des migrant-e-s. Comme l’écrivent Ana Silvia Solorio Rojas et Juan Diego Ortiz Acosta (2019) :

Pour Dussel les cultures niées passent par cinq moments.

1) Elles doivent d’abord affirmer l’extériorité qui a été niée, à partir de la découverte de leurs propres valeurs.

2) Puis, critiquer leurs propres traditions à partir de leurs ressources internes et procéder à la déconstruction de la tradition sur cette base.

3) Ensuite, élaborer des stratégies de résistance. Pour arriver à produire cette résistance culturelle, il faut du temps, celui que mettent à mûrir les valeurs d’une culture donnée. Pour cela, il ne faut pas seulement prendre le temps, mais aussi avoir une très bonne connaissance des éléments constitutifs de cette culture.

4) Puis, créer un dialogue interculturel entre les critiques de leur culture à travers le monde, dialogue qui doit avoir lieu d’abord entre les critiques de la périphérie. C’est un dialogue Sud-Sud qui doit précéder le dialogue Nord-Sud. Un dialogue transversal.

5) Enfin, construire des stratégies de croissance transmoderne libératrice. Cela présuppose de planifier des projets de libération transmodernes (Dussel, 2004 : 20-26). Pour que cette démarche aboutisse, il faut en finir avec un des corollaires du mythe européen : la foi en son pouvoir salvateur, sa capacité de sauver les autres, les Barbares, les sous-développés, les  attardés, comme on préférera les appeler.

Dans 16 tesis de economía política, la question de la transmodernité est la clé d’une pratique économique critique :

Les différentes cultures (…) « produisent une « réponse » variée au « défi » moderne et font irruption, sous une forme nouvelle, dans un horizon culturel au-delà de la modernité ». (Dussel, 2004 : 201) (…) La transmodernité correspondrait précisément au projet alimenté par ce projet d’extériorité qui n’a pas été subsumée et qui devient la source de l’au-delà de la modernité européenne. (Dussel, 2004)

La transmodernité, c’est l’alternative au monstre du transhumanisme.

Références

Maesschalck, Marc. 2017. « Décolonialité et transmodernité : quels enjeux pour l’Europe? ». Chemins Critiques.

https://www.cheminscritiques.org/386

Benito ClimentJosé Ignacio. La condition transmoderne de Rosa María Rodríguez Magda. Paris : Ici et ailleurs. 

https://ici-et-ailleurs.org/IMG/pdf/La_condition_transmoderne.pdf

Dussel, Enrique. 1994. 1492. El encubrimiento del otro. Hacia el origen del mito de la modernidad. La Paz : Éditions Plural : 22.

Dussel, Enrique. 2004. 16 tesis de economía politica. Buenos Aires : Éditions Docencia : 201.

Dussel, Enrique. 2012. « Transmodernity and Interculturality : An Interpretation from the Perspective of Philosophy of Liberation ».  Transmodernity  : Journal of Peripheral Cultural Production of the Luso-Hispanic World.1 (3).

https://cloudfront.escholarship.org/dist/prd/content/qt6591j76r/qt6591j76r.pdf?t=m6au5y

Grosfoguel, Ramón. 2010. «Vers une décolonisation des Universalismes occidentaux: le Pluriversalisme décolonial d’Aimé Césaire aux Zapatistes ». Ruptures postcoloniales».

http://www.arquitecturadelastransferencias.net/images/p-grosfogel/Grosfoguel-Vers-un-decolonisation. Pdf

Grosfoguel, Ramón. 2006. « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale ». Mouvements.

https://www.cairn.info/revue-multitudes-2006-3-page-51.htm

Rogríguez Magda, Rosa María. 2014. La condition transmoderne. Paris : Éditions l’Harmattan.

https://ici-et-ailleurs.org/parutions/article/la-condition-transmoderne-de

Solorio Rojas, Ana Silvia et Ortiz Acosta, Juan Diego. 2019. « La Transmodernidad como posibilidad de realización de otro mundo. Una mirada desde el pensamiento de Enrique Dussel », dans Siete ensayos sobre la Filosofía y Política de la Liberación de Enrique Dussel, sous la dir. de  Federico Ledesma Zaldívar et Juan Diego Ortiz Acosta. Guadalajara : Université de Guadalajara. 

https://www.academia.edu/38462225/Consideraciones_generales_sobre_Siete_Hipótesis_para_una_Estética_de_la_Liberación_de_Enrique_Dussel_Analéctica_.pdf

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