94 Tournant décolonial

Claudia Bourguignon Rougier

L’idée du « tournant décolonial » revient à Nelson Maldonado Torres, qui l’avait avancée lors d’une réunion avec divers membres du projet Modernité/Colonialité. Il emploie pour la première fois le terme de Giro décolonial dans un article de 2006 consacré à Aimé Césaire, puis dans La descolonización y el giro descolonial (2008). Lexpression fut ensuite reprise par Santiago Castro mez et Ramón Grosfoguel avant de s’imposer.

La notion de « tournant décolonial » est apparue comme telle en 2005, lors d’une conférence que j’avais organisée à l’Université de Californie, Berkeley. Il s’agissait d’une plate-forme destinée à favoriser les contacts et le dialogue entre les philosophes et les théoricien-ne-s afro-caribéen-ne-s critiques de la population latino aux États-Unis et en Amérique latine. À cette époque, les féministes chicanas avaient déjà réalisé des travaux dans lesquels elles utilisaient le concept de decoloniality, avec un sens qui n’était pas celui de la théorie de la décolonialité d’Aníbal Quijano et Walter Mignolo. C’est à ce moment-là que j’ai suggéré l’emploi de la notion de « tournant décolonial », pour faire le pont entre ces différentes formes de pensée critique sur la décolonisation, puisque le concept était en train de devenir une notion-clé. (Maldonado Torres, 2008)

Cette notion permet de préciser ce que nous devons entendre par décolonisation ou, plutôt, décolonialité. Elle désigne à la fois prise de conscience d’une réalité (la discrimination létale de certains sujets dans le monde moderne/colonial) et la construction d’alternatives aux types de pouvoir/savoir sur lesquels repose cette domination. Le tournant décolonial passe d’abord par une réaction sensible, un cri d’effroi face à la réalité, une horreur face au déploiement des formes modernes de colonialité, dans ce monde de maîtres-ses et d’esclavagisé-e-s. Il va de pair avec une attitude, cette attitude décoloniale que le philosophe a théorisée dans de nombreux travaux et qui se traduit par des actes. Elle naît quand ce cri d’horreur débouche sur une posture critique et sur l’affirmation de la vie de ceux et de celles qui sont nié-e-s.

Le tournant décolonial n’est pas seulement la décolonisation de la pensée. Il représente aussi le passage à une critique en acte de la modernité, une autre attitude qui amène à opposer une politique de l’amour à cette politique de mort. L’attitude décoloniale se manifeste par une rupture avec le monde de la mort coloniale, « c’est là le moment le plus fondamental du tournant décolonial. La décolonisation ne peut avoir lieu sans un changement de sujet » (Maldonado Torres, 2016).

L’attitude décoloniale est liée à une éthique et une politique de libération et à l’émergence de tournants subjectifs de décolonisation, propres aux différentes communautés mais dont la pertinence dépasse les frontières de celles-ci, comme l’attitude quilombola ou cimarrona sur laquelle certains travaillent aujourd’hui. (idem, 2008)

Cette attitude décoloniale a donné naissance à divers mouvements dans l’histoire du monde moderne/colonial, mais c’est seulement au XXe siècle que ces projets entrèrent en relation les uns avec les autres. La révolution haïtienne, par exemple, fut un mouvement important, car elle avait entraîné une modification ontologique : les ancien-ne-s esclavagisé-e-s ne voulaient pas seulement échapper à une exploitation féroce. Ils et elles voulaient être reconnu-e-s comme des  êtres humains. Pour autant, Nelson Maldonado Torres ne considère pas la révolution haïtienne comme un moment décolonial, il la voit plutôt comme l’annonce de quelque chose de nouveau. En effet, c’est à partir d’Haïti que vont surgir d’autres révolutions et d’autres changements : les discours panafricains, les décolonisations du XXe siècle, 1992, l’insurrection zapatiste. Le discours sur le colonialisme de Césaire, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est le nouveau discours de la méthode, l’articulation d’une raison décoloniale. Césaire opère un renversement de la dialectique coloniale civilisation/barbarie en montrant que le colonialisme, non seulement ne civilise pas les colonisé-e-s mais dé-civilise les colon-e-s. Il sera un des premiers à établir le lien entre la colonisation et le nazisme, ce système colonial appliqué à certain-e-s Blanc-he-s par des Blanc-he-s. À faire de cette période, que l’on a voulu circonscrire à un moment, le nazisme, et à un pays, l’Allemagne, un effet boomerang général de la colonisation. Le tournant décolonial a donc lieu quand la perception qu’ont d’eux-mêmes et d’elles-mêmes les colonisé-e-s ou ex-colonisé-e-s change. Si le travail des intellectuel-le-s racisé-e-s et si les traditions orales avaient déjà depuis longtemps amorcé ce tournant, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que tous ces apports fusionnent et que la décolonisation apparaît pour ce qu’elle est : un projet inachevé en « Amérique latine ». À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, on va voir s’opérer des tournants décoloniaux, en particulier au Mexique et dans les Andes, à travers des révolutions culturelles qui prôneront la décolonisation.

À côté de la notion de « tournant décolonial », nous trouvons celle « d’option décoloniale » de Walter Mignolo, qui fait les remarques suivantes à ce sujet :

Je dois préciser dans quel sens nous employons, par principe, à l’intérieur du collectif, les expressions « tournant décolonial » et « option décoloniale ». Le but n’est pas de choisir un des termes qui serait plus adapté que l’autre. Cela reviendrait à faire comme si nous pensons en termes d’universels abstraits, comme s’il ne pouvait y avoir qu’une seule expression adéquate pour désigner la réalité. Lorsque nous utilisons l’un ou l’autre termes, nous faisons apparaître l’un ou l’autre des aspect d’un même phénomène. « Giro », en espagnol, est la traduction de l’anglais « turn ». Mais « turn » a un autre sens en anglais que « giro » n’a pas. Quand on dit « it is your turn », ça ne veut pas dire « giro » mais plutôt quelque chose comme « c’est ton tour », ou « à toi maintenant », etc. En ce sens, « decolonial turn » (giro décolonial) pourrait signifier en anglais à la fois « giro » et « turno ». « C’est le moment de la pensée décoloniale » ou « le moment de de la pensée décoloniale est arrivé ». Pour ma part, j’utilise aussi l’expression « decolonial shift » qui serait traduisible par « cambio », au sens de « changement de vitesse » dans les voitures. C’est l’expression caractéristique de la proposition de l’Association caribéenne de philosophie : « shifting the geography of reason, changer la géographie de la raison ». Mais j’utilise aussi « shift » et « shifting » dans le sens de « Pachakuti ». Pachakuti a fini par signifier, pour les Quechua et Aymara qui ont vécu l’invasion hispanique, « renversement » ou « retournement » : le monde à l’envers, comme le disait Guamán Poma de Ayala. C’est en ce sens, qu’en espagnol, je parle du « vuelco de la razón ». C’est cela le « renversement » de la raison (…). (Carballo, 2012)

Références

Carballo, Francisco. 2012. « Hacia la cartografía de un nuevo mundo : pensamiento descolonial y desoccidentalización (un diálogo con Walter Mignolo) ». Otros logos. Revista de estudios críticos : 243. 244.

https://www.academia.edu/4262693/Para_des-inventar_A érica_Latina_y_de_paso_construir_un_mundo_nuevo_Un_diálogo_con_Walter_Mignolo

Boidin, Capucine et Hurtado LópezFatima. 2009. « La philosophie de la libération et le courant décolonial ». Cahiers des Amériques latines. 62.

http://journals.openedition.org/cal/1506

Maldonado Torres, Nelson. 2008. « La descolonización y el giro desconial ». Tabula Rasa. n°.9 : 61-72.150.

http://www.scielo.org.co/pdf/tara/n9/n9a05.pdf

Maldonado Torres, Nelson. 2012.  «Thinking through the Decolonial Turn: Post-continental Interventions in Theory, Philosophy, and Critique—An Introduction ». Dialnet.

https://escholarship.org/uc/item/59w8j02x

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