38 Être-Ser et Être-estar

Fernando Proto Gutierrez

Le mot quechua qui désigne le séjour des entités sur la terre est cay ou kashay. L’anthropologue Rodolfo Kusch et le philosophe Juan Carlos Scannone y voient un point de départ pour la philosophie latino-américaine :

En quechua, le verbe copulatif cay est l’équivalent des verbes espagnols ser et estar, mais avec un sens qui tend fortement vers celui d’estar. (Kusch, 1999 : 89)

Mario Mejía Huamán traduit kay comme « l’être de ce qui est », le mettant en relation avec le terme grec einai et celui en latin esse :

Il ne serait pas incorrect d’affirmer que dans le monde andin ce qui est, nécessairement est un « il y a », que l’être est quelque chose (kaqqa kanmi) et que le néant n’existe pas (mana kaqqa manan kanchu). (Mejía Huamán, 2004 : 5)

Ainsi, Scannone part de l’articulation entre « être-ser » – héritage grec -, « advenir » – tradition judéo-chrétienne – et « être-estar », propre à l’Amérique profonde, pour poser la formule : « être là – en étant ainsi ». Le philosophe argentin poursuit : « Le concept d’être est intimement lié à celui de terre (qui n’est pas seulement une réalité en soi, mais aussi un lieu où l’on est enraciné et une sphère animée par un symbolisme profond) et de symbole (symbole qui, parce qu’il colle à la terre, ne passe jamais totalement dans le langage) »(Scannone,1990)

Il convient également de noter que

La terre est ce sur quoi un peuple se tient. C’est la Pachamama, la Terre Mère, l’origine abyssale, la sphère sacrée de l’habitat. (Picotti, 1990 : 54)

De telle sorte que l’affirmation  « être là – en étant ainsi » implique la facticité de la terre, tandis que le fait d’habiter implique le caractère situé d’un lieu et celui, factuel, du temps : le particulier, le contingent, l’historique, le matériel (Scannone, 2005 : 245).

Scannone, passant par Levinas, fait appel à une dimension éthique qui se distingue de la dimension subjective-individualiste de la philosophie moderne, pour affirmer le caractère populaire de l’écologie des savoirs propre au « nous sommes là », qui naît de la réflexion sur la terre (Kay Pacha) et, plus largement, sur le monde comme totalité située.

Scannone cite les caractéristiques que Werner Marx attribue à « l’être », « compris avant tout comme identité, besoin (intelligible), intelligibilité et éternité (ou présence) » (Scannone, 1990) pour les opposer aux « notes d’altérité (ou de différence), de gratuité, de mystère et de nouveauté historique » (Scannone, 1990) propres à l’« advenir » judéo-chrétien.

Ainsi, pour Scannone, « l’être-estar » est surdéterminé, multi-significatif et pré-juridique, c’est-à-dire qu’il est antérieur à toute norme logique ou éthique; il affirme aussi le caractère abyssal de « l’être-estar qui se dérobe, comme mystère irréductible à un problème ».

Augustin de la Riega, de son côté, considère que l’« être-estar » renvoie essentiellement au sujet qui est là et au projet qui le constitue. Mais il n’insiste pas sur le fait que l’« être-estar » se produit dans l’ordre de l’ « il y a », un ordre trans-ontologique que le philosophe considère antérieur à l’« être là – en étant ainsi ». Quel débordement du côté du mystère et de l’ambiguïté, comme nous l’ont enseigné les maîtres et maîtresses de l’être-estar. Mais sans esquiver le « Il y a » qui est la base de l’objectivité (au-delà de tout « monde d’objets » matérialisé) et la base du dialogue entre l’Ambigu et l’Univoque » (De la Riega, 1987 : 57).

Par conséquent, Scannone considère que Heidegger signale une caractéristique proto-ontologique de l’être-estar pré-ontologique lorsqu’il s’intéresse à l’être, sans approfondir le « da (là) » (Scannone, 1990 : 49). C’est alors que, avec Kusch, l’estar apparaît comme l’équivalent homéomorphique de « Da » dans Dasein, de sorte que ce « là » de l’« être » est soustrait aléthiquement.

Selon Werner Marx, dans Heidegger und tradition (1961), l’« être » de la philosophie grecque a quatre caractéristiques spécifiques, à savoir :

  1. L’Identité, voir Parmenides, DK 28 B 6.1-2 ἔστι γὰρ εἶναι (est/est là, alors, étant);
  2. La nécessité, voir Parmenides, DK 28 B 2.1-8 : ἡ µὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι µὴ εἶναι (il y a un être et il n’est pas possible qu’il n’y en ait pas), phrase dont on déduit la logique disjonctive excluante qui caractérise la pensée européenne;
  3. L’Intelligibilité, voir Parmenides, DK 28 B3 : τὸ γὰρ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι et d. Éternité. Voir la phrase de la section B.8 : Τῷ ξυνεχὲς πᾶν γὰρ- ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει. Αὐτὰρ ἀκίνητον µεγάλων ἐν πείρασι ἔστιν ἄπαυστον, ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε ἐπλάχθησαν, ἀπῶσε δὲ δεσµῶν ἀληθής. Ταὐτόν τ΄ ἐν ταὐτῷ τε µάλ΄ ἑαυτό τε κεῖται.
  4. Éternité. Voir la phrase de la section B.8 : Τῷ ξυνεχὲς πᾶν γὰρ- ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει. Αὐτὰρ ἀκίνητον µεγάλων ἐν πείρασι ἔστιν ἄπαυστον, ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε ἐπλάχθησαν, ἀπῶσε δὲ δεσµῶν ἀληθής. Ταὐτόν τ΄ ἐν ταὐτῷ τε µάλ΄ ἑαυτό τε κεῖται.

Puis, le lecteur de Max Müller qu’est Scannone oppose les notes caractéristiques de la tradition judéo-chrétienne relatives à l’« événement » ou « Ereignis » et en déduit ainsi, à partir de la pensée de Rodolfo Kusch, les notes caractéristiques de l’« être américain », à savoir :

  1. L’Ambiguïté, ce qui ne relève ni de l’identité ni de la différence, et renvoie à la polysémie du symbolique;
  2. Destinalité, puisqu’il ne renvoie ni à la nécessité logique grecque ni à la gratuité d’Ereignis, mais à la nécessité factuelle (encore inintelligible) et à la gratuité d’un destin qui se joue dans le « nous »;
  3. Abyssalité, qui répond au caractère aléthique de l’estar, et l’ouvre à la dimension du mystère;
  4. Arché, parce que dans l‘estar, il faut favoriser l’idée de ce qui n’a pas d’origine qui est soustrait au présent et qui ne peut pas se comprendre à partir du futur, comme c’est le cas avec l’« événement », qui renvoie à la « nouveauté historique ».

Références

De la Riega, Agustín. 1987. Identidad y universalidadBuenos Aires : Docencia.

Kusch, Rodolfo. 1999. América profunda. Buenos Aires : BIBLÓS.

Kusch, Rodolfo. 1978. Esbozo para una antropología latinoamericana. San Antonio de Padua : Ediciones Castañeda.

Marx, Werner. 1961. Heidegger und die Tradition. Eine problemge – achichtliche Einfuhrung in die Grundbestimmungen des Seins. Stuttgart : Kohlhammer.

Mejia Huaman, Mario. 2004. Hacia una filosofia andina. Doce ensayos sobre el componente andino de nuestro pensamiento. Lima : première édition numérique.
https://www.academia.edu/7829173/Filosofia_Andina_Mario_Mejia_Huaman?auto=download

Picotti. 1990. El descubrimiento de América y la otredad de las culturas. Buenos Aires : Rundi Nuskin Editor.

Proto Gutierrez, Fernando. 2013. « Diálogo con el pensamiento de M. Henry y Agustín de la Riega ». Revista Faia 2 (8).
http://editorialabiertafaia.com/pifilojs/index.php/FAIA/article/view/54

Scannone, Juan Carlos. 1990. Nuevo punto de partida de la filosofia latino-américana. Buenos Aires : Editorial Guadalupe.  : 46. 53. 52. 40. 49

Scannone, Juan Carlos. 2005. Religión y nuevo pensamiento. Hacia una filosofía de la religión para nuestro tiempo desde América Latina. Barcelona : Anthropos Editorial.

Tangorra, Manuel. 2017. « Différence culturelle et frontière, une approche à partir de la pensée décoloniale : Le cas Rodolfo Kusch ». Eikasia (77).
http://revistadefilosofia.com/77-15.pdf

Tasat, José Alejandro. 2013. « El pensamiento de Rodolfo Kusch, estar siendo en América Latina: “un pensamiento que conlleva la esperanza de otro horizonte humano” ». Séminaire donné au Centro de Estudos Sociais. Universidade de Coimbra. 5 février 2013.
https://ces.uc.pt/pt/agenda-noticias/agenda-de-eventos/2013/el-pensamiento-de-rodolfo-kusch-estar-siendo

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