15 Castro Gómez, Santiago
Claudia Bourguignon Rougier
Santiago Castro Gómez est un philosophe colombien, enseignant à la Javeriana de Bogotá, qui a participé au projet Modernité/Colonialité dès ses débuts.
Comme Enrique Dussel, il est parti d’une réflexion sur la philosophie latino-américaine, mais ses prémisses et ses conclusions ne sont pas les mêmes. Il fut élève de professeurs qui appartenaient au groupe de Bogotá et contribuèrent à diffuser, en Colombie, la perspective de la philosophie latino-américaine, laquelle s’inscrivait dans le projet déjà ancien de Nuestramérica du penseur cubain José Martí. Santiago Castro Gómez travailla également avec l’institut Pensar qui fut lié à la vague des Études Culturelles en AL à la fin du XXe siècle. Il faut d’ailleurs remarquer à cet égard que c’est par le biais des Études Culturelles que le courant décolonial a pu prendre place dans les universités latino-américaines.
Dans son premier livre, Crítica de la razón latinoamericana (1996), Castro Gómez s’intéresse à la philosophie latino-américaine, courant décolonial inclus (à travers l’oeuvre de deux intellectuels, Enrique Dussel et Walter Mignolo). Il revient sur le travail de plusieurs penseurs latino- américains dont le philosophe péruvien Salazar Bondy, les Argentins Arturo Andrés Roig, Carlos Cullen, Ezquiel Martinez Estrada et Rodolfo Kusch, le mexicain José Vasconcelos et le bolivien Felipe Estrada. La particularité du fondateur de la chaire d’Études Culturelles, du spécialiste de Michel Foucault, est qu’il propose d’utiliser la généalogie foucaldienne comme outil d’analyse : « La généalogie est une méthode d’analyse qui me permet de ne pas tomber dans les pièges de l’humanisme et de comprendre que ce que nous sommes aujourd’hui est le produit de ce que nous avons été » (Castro Gómez, 1996). Pour Damián Pachón Soto, Castro Gómez s’attache à décrire un discours objet, le « latinoaméricanisme », pour le critiquer. En bon foucaldien, il affirme que
Au lieu de nous interroger sur la vérité de l’identité latino-américaine, nous nous interrogeons maintenant sur l’histoire de la production de cette vérité. [ou encore] Ce qui est recherché n’est pas un référent porteur de vérité sur l’Amérique latine, mais un cadre interprétatif dans lequel cette vérité est produite et énoncée. (Castro Gómez, 1996 )
Dans ce livre qui aborde également la question du modernisme américain (cette articulation originale dans la culture latino-américaine du discours moderne), il analyse les problèmes posés par l’historicisme et la philosophie de la conscience, ce que faisait déjà Enrique Dussel, mais à partir d’une position complètement autre. Santiago Castro Gómez assume le désabusement des postmodernes vis a vis du projet révolutionnaire, contrairement au philosophe argentin qui ne remettra jamais en question la nécessité d’un changement social radical. Il est méfiant par rapport aux utopies en général, et cette méfiance est indissociable de sa critique de notions comme celle de peuple, ou de nation, qui ont longtemps été l’axe des approches en « Amérique latine ». Pour lui, « peuple » et « utopie » sont des notions liées à la question de l’identité, elle-même indissociable de celle du sujet. Il voit l’utopie comme la volonté de créer un monde harmonieux, l’expression d’un désir qui ne tient pas compte des différences et de l’hétérogénéité de la société :
Le problème de l’utopisme n’est pas tant qu’il offre de fausses solutions à nos problèmes sociaux que son incapacité à accepter que la vie ne soit pas canalisée par nos projets rationnels et moraux. [Il critique également l’humanisme] Le pluralisme démocratique dont nous avons besoin en Amérique latine exige que nous renoncions à l’humanisme comme fondement. Pour que la démocratie existe, aucun agent ne doit revendiquer une quelconque centralité (cognitive, esthétique ou morale) dans la société. (Castro Gómez, 1996)
Pour Damián Pachón Soto, Castro Gómez essaie de se débarrasser de l’humanisme en tombant dans le réductionnisme : il assimile la modernité à l’humanisme et fait de ce dernier un discours inoffensif.
Selon Santiago Castro Gómez, le discours latino-américain s’enracine dans le populisme, dans la vision d’une altérité latino-américaine comprise comme l’Autre radical de l’Occident; une inversion qui prend au mot le discours de la modernité sur elle-même.
Fidèle à cette prise de position, dans ses œuvres ultérieures, il étudiera les formations discursives colombiennes, retracera l’histoire de l’héritage colonial en Colombie avec La hybris del punto cero (2005). Son travail sur la blanchité dans le vice-royaume de Nouvelle Grenade et son analyse de l’hybris du point zéro constituent une mise en contexte historique du discours décolonial sur la race et sur la colonialité du savoir. Dans ses livres, Santiago Castro Gómez utilise la distinction colonialisme/colonialité et a recours aux concepts de colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être élaborés, entre autres, par Aníbal Quijano, Walter Mignolo et Nelson Maldonado Torres. Mais il est plus attentif aux spécificités des héritages coloniaux dont la logique n’est pas celle du colonialisme. Pour lui, si le colonialisme est un phénomène ontologique, la colonialité est une forme d’expérience inscrite dans le corps, un mode de relation avec le monde. Il faut donc capter la microphysique du pouvoir et voir comment, à partir de quelles techniques de pouvoir, se reproduisent les héritages coloniaux et identifier ce qui se passe aux trois niveaux de la colonialité. Dans une communication récente sur Mariátegui, dont la traduction française est à paraître, il écrit, revenant sur la généalogie :
Dans mes propres travaux sur la colonialité du pouvoir, j’ai préféré écouter l’avertissement de Mariátegui concernant l’attention à la méthodologie et, plutôt que de privilégier l’analyse macrosociologique, j’ai choisi de m’appuyer sur la généalogie. Les avantages heuristiques liés à cette méthode sont nombreux. Tout d’abord, la généalogie est un « modèle d’interprétation » et non une « science sociale », qui étudie la façon dont les relations de pouvoir opèrent historiquement dans des contextes spécifiques. La généalogie ne s’appuie pas sur la thèse selon laquelle ces relations dépendent « en dernière instance » d’une formation mondiale du pouvoir (la naissance de la division raciale du travail comme fruit de l’expansion coloniale européenne), mais elle étudie le pouvoir en tant que relationalité multiple à partir d’un point de vue inductif. Ce qui veut dire que les relations coloniales ne germent pas en premier lieu dans les régimes globaux de pouvoir, mais dans les pouvoirs plus locaux qui leur servent de soutien. (Castro Gómez, 2018)
Comme Arturo Escobar, Santiago Castro Gómez se sert de la perspective foucaldienne mais en pointe les limites, en particulier lorsqu’il est question de généalogie de la modernité. Foucault, d’après lui, réduit le colonialisme à une conséquence de la modernité européenne en formation. Il a réalisé une analyse décoloniale qui décortique les ambiguïtés de la théorie de la gouvernementalité propre au chercheur français. Il insiste en particulier sur la disparition de l’idée de biopolitique comme de celle du concept de guerre des races dans les derniers séminaires.
Ce connaisseur de la philosophie politique européenne démonte l’approche de Antonio Negri et Michael Hardt lorsque ces derniers, dans leur célèbre Empire (2000), proclamaient la fin de l’impérialisme, manifestant par là leur incompréhension du fonctionnement de la colonialité.
Critique par rapport à l’idée de système-monde, mais pour d’autres raisons que Mignolo lequel incrimine surtout l’oubli de la dimension américaine de la modernité, et reprenant l’idée, ancienne chez lui, d’une nécessaire compréhension hétérarchique du pouvoir, il essaie de faire place à une conception du pouvoir conçu comme autre chose qu’une simple domination, comme une relation d’assujettissement/subjectivation.
Pour le comprendre, il ne suffit pas d’avoir une conception « hiérarchique » du pouvoir comme celle que brasse l’analyse du système-monde, mais il faut se diriger vers une vision où le pouvoir n’est pas seulement perçu comme une force irrésistible imposée d’en haut par les dominateurs et dominatrices à travers l’usage de la force et de la violence, mais comme un rapport de force consenti par les dominé.e.s. La colonialité du pouvoir ne signifie pas seulement un exercice de la violence, mais un ensemble de technologies capables de générer des types déterminés de subjectivité. Ce qui signifie que la colonialité n’est pas une « totalité » qui sur détermine toutes les hiérarchies sociales, comme le suggère Quijano, mais un type spécifique de pouvoir qui s’articule stratégiquement avec d’autres pouvoirs. (Castro Gómez, 2018)
S’il met en question l’idée d’une surdétermination des hiérarchies sociales chez Quijano, il reconnaît au Péruvien une conscience de ce que la critique de la modernité n’implique pas un détachement absolu, citant ce passage :
Nous ne sommes pas obligés de confondre le rejet de l’eurocentrisme dans la culture et dans la logique instrumentale du capital avec une stratégie obscurantiste de rejet ou d’abandon des promesses originelles de libération de la modernité : à commencer par la désacralisation de l’autorité dans la pensée et dans la société; des hiérarchies sociales; des préjugés et des mythes qui s’y enracinent; la liberté de pensée et de connaître; de douter et de questionner; d’exprimer et de communiquer; la liberté individuelle libérée de l’individualisme; l’idée de l’égalité et de la fraternité de tous les humains et de la dignité de toutes les personnes. Tout cela n’est pas né en Europe. Mais c’est avec elle que tout cela a voyagé vers l’Amérique latine. (Quijano, 1988 : 33)
Pour lui, Aníbal Quijano comprend qu’il ne faut pas confondre modernité et capitalisme. Cette critique de la totalité l’amène à se distancier clairement de certaines approches décoloniales et à prôner un « républicanisme transmoderne ». Si le dernier concept semble pour le moment encore assez peu défini, ses critiques de l’univocité de la théorie décoloniale lorsqu’il est question de modernité semblent par contre tout à fait pertinentes. Il s’oppose à la vision de l’histoire de Walter Mignolo ou de Ramón Grosfoguel lorsqu’il défend une toute autre vision de la révolution française :
Affirmer, par exemple, que le capitalisme a représenté le triomphe final des idéaux politiques de la bourgeoisie et que ce triomphe a été renforcé par la révolution française, n’est rien de plus qu’une absurdité idéologique. Car en réalité, c’est tout le contraire qui a eu lieu. Si la bourgeoisie capitaliste a bien triomphé, elle l’a fait à l’encontre des idéaux d’émancipation de la révolution française… Si elle prétendait soumettre la société à un « état de droit » et éviter la tyrannie de quelque instance particulière (y compris ici la tyrannie du marché), c’est tout le contraire qui a eu lieu. Le capitalisme est devenu une dictature, dénaturant les idéaux de la révolution et capitalisme. (Castro Gómez, 2018)
Pour lui, il faut reconnaître que ce sont précisément les idéaux de la modernité qui nous permettent de penser le dépassement des limites actuelles de cette dernière, ce pourquoi il écrit :
D’autre part, j’ai l’impression que certains penseurs dé coloniaux s’engagent souvent dans ce que nous, philosophes, appelons « la contradiction performative ». Je fais allusion à ces situations où l’argumentation, en tant qu’acte performatif, contredit en fait son contenu. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une personne critique la modernité dans sa totalité parce qu’elle est un projet colonialiste et eurocentré, mais pour défendre sa position, se sert des ressources mises à sa disposition par cette même modernité (ibid.).
La position originale de Santiago Castro Gómez au sein du courant décolonial et la jonction qu’il réalise entre l’apport de Foucault et la perspective décoloniale font tout le prix de l’apport de cet auteur. On regrettera néanmoins, chez quelqu’un qui a déconstruit avec autant de finesse le discours latino-américain et les notions de peuple ou d’État, une certaine ingénuité lorsqu’il appelle à utiliser des institutions républicaines. Ces dernières ont montré, partout dans le monde, leurs limites et leur violence, leur détournement. Quant à sa vision des mouvements indigènes, elle est regrettablement biaisée par sa position hostile à des identités qu’il a du mal à envisager comme des constructions politiques. Cependant, il pose des problèmes de fond qui ne sont pas toujours abordés parmi les auteurs décoloniaux et autrices décoloniales et certaines de ses critiques sont essentielles pour que la théorie décoloniale puisse évoluer dans le sens d’une plus grande ouverture.
Références
Allen, Amy. 2016. The end of progress. New York : Colombia University Press.
Bourguignon Rougier, Claude. 2017. « Le chapitre manquant d’Empire. Une approche décoloniale ». Intervention dans le cadre du séminaire Empires. Université Stendhal, Grenoble. 27 janvier 2017.
https://empires.hypotheses.org/283
Castro Gómez, Santiago. 1996. Crítica de la razón latinomaericana. Barcelona : Puvill Libros.
Castro Gómez, Santiago. 2006. « Le chapitre manquant d’Empire. La réorganisation postmoderne de la colonisation dans le capitalisme postfordiste ». Multitudes 3 (26) : 27-49.
http://1libertaire.free.fr/Negri-Hardi04.html
Castro Gómez, Santiago. 2017. « L’hybris du point zéro. Science, race et lumières en Nouvelle-Grenade (1750-1816). Introduction ». Revue d’études décoloniales. Consulté le 28 août 2019.
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/i.h.pdf
Castro Gómez, Santiago. 2018. « Penser les décolonisations : Questions ouvertes dans la théorie décoloniale. Réfléxions à partir de la pensée de Mariátegui ». Conférence dans le cadre du cycle de conférences : Penser les décolonisations. Université de Louvain, Louvain-La-Neuve. 25 juin 2018.
Martínez Andrade, Luis. 2016. « Compte rendu du livre : Santiago Castro Gomez, Revoluciones sin sujeto Slavoj Zizek y la critica del historicismo moderno ». Francfort : Acta Universitatis Carolinae, Interpretationes, Studia Philosophica Europeanea.
https://karolinum.cz/data/clanek/4895/15_Andrade.pdf
Pachón Soto, Damián. 2015. « Crítica del antilatinoamericanismo de Santiago Castro Gómez ». Cuadernos Americano 1 (151) : 129-153.
Quijano, Aníbal. 1988. Modernidad, identidad y utopía en América latina. Lima : Sociedad y politica ediciones.