82 Pureté de sang

Claudia Bourguignon Rougier

La limpieza de sangre peut être comprise comme une catégorie normative puisqu’elle a été créée en tant que Sentence Statut par la mairie de Tolède en 1449. (Herring Torres,  2003)

Selon Mignolo, ce discours a opéré comme le premier schéma de classification de la population mondiale. Le sémioticien argentin, n’est pas le premier à avoir  perçu l’importance capitale de la limpieza de sangre dans le processus d’emergence  de politiques racistes. En 1933 déjà, le juriste Eric Voegelin avait ébauché une image du racisme comme circulation d’une impulsion partant d’Europe (de la péninsule iberique), se réalisant en Amérique et revenant en Europe sous la forme de l’état racial nazi du premier XX siècle. Le spécialiste de l’Inquisition espagnole Henri Méchoulan, en 1979,  avait analysé ensemble les  discriminations visant les Amérindiens, les Juifs et les Morisques (musulmans convertis au catholicisme)  des  terres ibériques ».

Comme le remarque Jean-Fréderic Schaub (2015), le discours de la pureté de sang n’est pas apparu lors de la Conquête de l‘Amérique » mais avec la « Reconquête » de la péninsule Ibérique. Pendant des siècles, des petits royaumes asturiens, léonais, castillans et aragonais affrontèrent les diverses entités politiques qui composèrent Al Andalus. Au fur et à mesure que les Chrétien-ne-s gagnaient des terres sur les Musulman-e-s, et que les royaumes se fortifiaient, le processus de concentration du pouvoir s’affirmant au profit de la Castille et l’Aragon, la société chrétienne commença à distinguer Vieux et Vieilles Chrétien-ne-s et Nouveaux et Nouvelles Chrétien-ne-s (les Juifs et Juives et les Maures assimilé-e-s)[1]. Il est remarquable que la nécessité ait été autant de se distinguer des Musulman-ne-s que des Juifs et Juives qui étaient intégré-e-s aux États catholiques. Il fallut démontrer qu’on n’avait pas d’ancêtre juif, juive ou musulman-e car cette faute, cette erreur dans laquelle se trouvaient les infidèles, s’héritait par le sang. L’Église participa à la diffusion de cette croyance, qui infériorisait un groupe sur une base religieuse : la faute des Juifs et des Juives qui avaient crucifié le Christ se transmettait comme un héritage maudit. Cette idéologie était en fait en contradiction totale avec le message fondamental des écritures et la possibilité de la rédemption. Il faut la voir dans son lien avec deux phénomènes : le premier est lié à la suspicion à l’égard des Juifs et Juives converti-e-s, les conversos et conversas. Les grands pogroms du XIVe siècle, en  particulier celui de Seville en 1391 avaient en effet poussé beaucoup de Juifs et de Juives à embrasser la religion chrétienne. Le deuxième nous renvoie à l’idéologie de la lignée qui avait été celle des hidalgos castillans dès le XIIIe siècle. Elle reposait, entre autres, sur l’idée de la qualité particulière de leur sang. Cette importance du lignage à l’époque est visible dans l’expression « noblesse de sang » qui n’est pas valable pour les seuls royaumes de la péninsule ibérique mais pour la noblesse de la chrétienté en général. L’emprise des idéaux nobiliaires de la noblesse espagnole expliquerait que toute la société ait été gagnée à leur modèle.

À un moment donné, il devint nécessaire pour intégrer certaines universités ou avoir accès aux certaines charges ou métiers de présenter un certificat de pureté de sang attestant qu’aucun-e Juif ou Juive ou Maure n’avait souillé la lignée. Le processus « administratif » commence au XVe siècle et prend une ampleur considérable au XVIsiècle. D’après certain-e-s auteurs et autrices, l’inclusion de la catégorie de villano (vilain) dans les statuts montre bien qu’ils sont le pendant de l’idéologie de la noblesse de sang (Zuñliga, 1999). De fait, les statuts de pureté de sang permirent de freiner l’ascension de certains groupes sociaux, pas seulement ceux dont les membres avaient des ancêtres juifs et juives, mais aussi ceux qui n’arrivaient pas à prouver le contraire.

En Amérique, où il fallait pour émigrer obtenir un certificat, le système se transforma, ne s’appliquant plus aux Juifs et Juives ou aux Maures, mais aux autochtones et aux Noir-e-s. Cette tache, mácula, à l’origine de nature religieuse, deviendrait une tache liée à l’appartenance à un groupe de vaincu-e-s ou d’esclavagisé-e-s; mácula de la tierra pour les Noir-e-s. Il est assez difficile encore de préciser à quel moment cette idéologie du sang se combina aux nouvelles configurations des notions de race et de couleur pour donner naissance à une des premières formes de d’idéologie raciste de la modernité.

Aujourd’hui, de nombreux historiens européens, états-uniens ou latino-américains, rejoignent la perspective de Walter Mignolo, et d’Aníbal Quijano pour ce qui est de l’importance de la pureté de sang dans l’émergence de la race. L’historien Francisco Bethencourt « propose de situer la formation des catégories raciales dans l’Occident chrétien à une certaine époque, entre fin du Moyen Âge et Renaissance et dans des territoires identifiés, la péninsule ibérique » (Schaub : 2015). Le spécialiste de l’Inquisition romaine Adriano Prosperi,  pour sa part, considère que le XVe siècle ibérique constitue une date fondamentale en Occident, l’expulsion des juifs en 1492 représentant pour lui le moment où la haine religieuse devient haine raciale.

Ce en quoi le travail de ces historiens vient étayer la démarche du projet Modernité/Colonialité.

Références

Bethencourt, Francisco. 2013. Racism, from the Cruzades to the twentieth Century. Princeton :  Princeton University : 60-61.

 

Castro-Gómez, Santiago. 2005. La hybris del punto cero. Ciencia, raza e ilustración en la Nueva Granada (1750-1816). Bogotá : Editorial Pontificia Universidad Javeriana

http://www.ceapedi.com.ar/imagenes/biblioteca/libreria/157.pdf

Herring Torres, Max. 2003. « Limpieza de sangre : Racismos en la Edad Moderna? ». Tiempos Modernos : 9.

http://www.tiemposmodernos.org/viewarticle.php?id=34

Mechoulan, Henri. 1979. Le sang de l’autre ou l’honneur de Dieu. Indiens, juifs et morisques au siècle d’or. Paris : Fayard.

Prosperi, Adriano. 2011. Il seme dell’intoleranza. Ebrei, eritici, selvaggi : Granada 1492. Rome-Bari : Laterza.

Schaub, Jean-Fréderic. 2015. Pour une histoire politique de la race.Paris : Le Seuil : 79-87.

Voegelin, Eric. 2007 [1933]. Race et état. Paris: Vrin.

Zagefk, Polymnia. 2006. « Indios, Ibériques, Mestizos, Mulatos en Amérique espagnole : un point historique sur la construction sociale des catégories ethniques ».  Archives Ouvertes.

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00110011/document

Zuñiga Jean-Paul. 1999. « La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en Amérique espagnole ».  Annales. Histoire, Sciences Sociales. n° 2 :  425-452.

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1999_num_54_2_279755


  1. Sur l'identité chrétienne, la coexistence et la conversion dans l’Espagne du XVe siècle, voir notamment : Nirenberg, David. 2016. Neighboring Faiths: Christianity, Islam, and Judaism in the Middle Ages and Today. University of Chicago : Chicago.

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