80 Poma de Ayala (Guamán)

Claudia Bourguignon Rougier

Guamán Poma de Ayala était un Indigène quechua qui vécut au XVIe siècle, dans le vice royaume du Pérou. Cet homme avait deux cultures : celle, chrétienne, des Espagnol-e-s et la culture andine qui s’était maintenue en dépit des violentes campagnes « d’extirpation » des idolâtries. Pauvre mais de souche noble pré-incaïque, ce lettré, qui était un bon dessinateur, travailla comme scribe et interprète pour les Espagnol-e-s, parcourant le vice royaume dans le cadre des Visites. Il écrivit une Nueva corónica y buen Gobierno, laquelle, comme les chroniques de l’époque, s’inscrit dans le schéma de l’histoire du Salut mais pose en même temps la question de l’indignité du gouvernement espagnol en Amérique et de l’injustice subie par les « Indien-ne-s ». Détournant de façon remarquable les principes des chroniques de la Conquête, à l’aide de textes comme de dessins rendant compte de la situation des autochtones, ce livre, pour certain-e-s, constitue la première remise en question systématique de la légitimité du pouvoir espagnol par un représentant des vaincu-e-s. Cette longue lettre adressée au roi d’Espagne, comme le veut le genre, ne prétend pas seulement informer le monarque sur un monde incasique où aurait existé déjà les fondements d’une religion chrétienne. Il se propose également d’aider le roi à établir aux Indes un bon gouvernement.

Depuis la découverte de ce manuscrit au Danemark au début du XXe siècle, les interprétations divergent : certain-e-s y voient une véritable dénonciation de la Colonisation dans un langage crypté (Rolena Adorno, Walter Mignolo); d’autres identifient plutôt une tentative de la réformer; d’autres encore récusent ces oppositions, arguant du fait que la pensée andine, marquée par une dualité qui n’est pas un dualisme, avait la capacité d’intégrer des cadres de pensée différents.

Quoiqu’il en soit, sa façon de s’approprier la foi catholique et d’appliquer ses principes en retour sur des Espagnol-e-s qui, contrairement aux autochtones, ne savaient pas les respecter, s’inscrit à l’intérieur d’une tradition qui est celle de la résistance, des révoltes et des soulèvements. En effet, pendant toute la colonisation, des « Indien-ne-s » se sont emparé-e-s de symboles catholiques lorsqu’ils et elles ont résisté aux pressions de l’État ou des colon-e-s. Dans le cadre de l’Équateur actuel, la grande révolte de Riobamba opposa, en 1764, Indien-ne-s et Espagnol-e-s. Les autochtones s’enfermèrent dans l’Église, se regroupant autour de la statue de la Vierge pour lui demander sa protection contre les Espagnol-e-s, puis sortirent se battre, protégé-e-s par cette dernière. Ce phénomène, assez classique lors des révoltes, est à rapprocher des propos tenus par certain-e-s Indien-ne-s qui avaient participé au soulèvement : « Somos más cristianos (que los Españoles) y hubo castigo de Dios contra los señores de Riobamba » (nous sommes plus chrétiens que les Espagnols, et Dieu a châtié les seigneurs de Riobamba). Nous retrouvons ici l’argumentation d’Ayala au sujet des Indien-ne-s, qui se comportent en bon-ne-s chrétien-ne-s contrairement aux Espagnol-e-s qui les dirigent. Il y a des continuités entre ces pratiques et l’existence en « Amérique latine » d’un christianisme d’un autre type, religion du peuple et des opprimé-e-s dont la théologie de la libération constitue une branche. Guamán Poma de Ayala est une des racines de cet arbre si tant est qu’il y ait à chercher une origine. Si, comme le dit Foucault (Hulak, 2017), l’idée de l’origine en histoire nous immobilise dans la pensée de l’évolution, la logique de la mémoire, différente, suppose des héros et des héroïnes, ou des moments qui brillent dans l’histoire, d’un éclat fugace mais suffisant, lors des insurrections.

Références

Adorno, Rolena. 1978. « Felipe Guaman Poma de Ayala : an andean view of the Peruvian Viceroyalty, 1565-1615 ». Journal de la Société des Américanistes. Tome 65, 1978 : 121-143. https://doi.org/10.3406/jsa.1978.2159

Graulich, Michel, Núñez Tolin Serge. 2000. « Les contenus subliminaux de l’image chez Felipe Guamán Poma de Ayala ». Journal de la Société des Américanistes. Tome 86 : 67-112.

https://doi.org/10.3406/jsa.2000.1808

Hulak, Florence. 2017. « Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ? ». Tracés. Revue de Sciences humaines.

 http://journals.openedition.org/traces/5718 

Le lecteur pourra consulter, même s’il ne parle pas espagnol, le très beau site danois, qui reproduit intégralement La Nueva corónica y Buen gobierno.

http://www.kb.dk/permalink/2006/poma/info/en/frontpage.htm

Thomas, Jérôme. 2016. « Un pont entre deux cultures. El primer nueva corónica y buen gobierno de Felipe Guamán Poma de Ayala (1615) ». Dans Exils, migrations et identité dans l’imaginaire ibéro-américain, sous la dir. de Michel Bœglin, Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines–CECIL, n°2. 

http://cecil-univ.eu/c2_1/

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