78 Plurivers
Claudia Bourguignon Rougier
Queremos un mundo donde quepan muchos mundos.
Nous voulons un monde qui en contienne plusieurs.
Quatrième déclaration de la Forêt Lacandonne.
Le Plurivers est une remise en question de l’Univers, ce singulier plein de menaces. Il constitue la critique radicale d’un des fondements de la pensée occidentale moderne, l’universalisme et d’une réalité actuelle, la globalisation. Sa réalisation passe donc à la fois par la critique des cadres de pensée de l’universalisme et par la création d’un projet alternatif à la globalisation néolibérale.
Si nous nous plaçons du point de vue de la critique des idées, le Plurivers ou la pluriversalité problématisent l’ensemble des croyances à la base de notre monde. La vision hégémonique de ce que l’on peut connaître présuppose une certaine conception de la vérité et de la connaissance. L’approche pluriverselle, elle, interroge la validité universelle de certains énoncés sur le monde physique et social, validité que garantirait le modèle scientifique qui les fonde. Cette certitude qui ressemble à une foi poussa Wallerstein à écrire que la science est le seul véritable opium du monde moderne.
Pour Ramón Grosfoguel, le Plurivers passe par la déconstruction de la tradition de pensée universaliste fondée sur Descartes et sa conception de la connaissance comme un œil de Dieu sécularisé. Toute la connaissance philosophique de Descartes à Marx, et jusqu’aux post-modernes, est marquée par cet universalisme qu’il faut déconstruire. Au XXe siècle, un-e des premier-e-s à avoir élaboré cette critique fut Aimé Césaire, lorsqu’il pointa du doigt le gouffre séparant le projet universaliste moderne de ses réalisations pratiques, la contradiction entre son projet d’émancipation, de progrès et la réalité de l’exploitation, de la discrimination.
Le provincialisme? Pas du tout. Je ne m’enferme pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux façons de se perdre : en se murant dans le particulier ou en se dissolvant dans l’universel. Dans ma conception, l’universel est dépositaire universel de tout le particulier, de tous les particuliers, il est approfondissement et coexistence de tous les particuliers (Césaire, cité dans Grosfoguel, 2008)
De nombreux intellectuels et nombreuses intellectuelles des pays anciennement colonisés, après Césaire, ont continué l’analyse critique de l’universalisme et de ses fondement pour mieux imaginer les fondements du Plurivers.
Arturo Escobar a développé une vision du Plurivers intimement liée à la lutte contre l’idéologie développementiste : il l‘envisage à partir du Nord et du Sud; en Amérique, avec le Buen Vivir et les ontologies relationnelles qui fondent les cosmovisions traditionnelles; en Occident, avec le design ontologique qui permettra de construire une monde concret différent. Le Plurivers est une dénonciation de l’éthique de séparation et de la pensée unique. Le changement vers le Plurivers, suppose entre autres l’adoption d’une autre conception de la nature, éloignée de l’anthropocentrisme et du dualisme. Il passe aussi par l’adoption de nouveaux récits, qui incluent la diversité, comme celle qui alimente les mythes indigènes américains.
Il existe une convergence intéressante entre certains récits philosophiques, biologiques et ceux des indigènes, leur commune affirmation que la vie implique la création de la forme (différence, morphogenèse) à partir de la dynamique de la matière et de l’énergie. Dans ces conceptions, le monde est pluriel, pris dans un mouvement incessant, un réseau en constante évolution d’interrelations entre les êtres humains et non-humains. Il est important de noter, cependant, que le Plurivers a une cohérence et se cristallise dans des pratiques et structures, par des processus qui renvoient à la question du sens et au pouvoir. (Escobar, 2012)
Pour Arturo Escobar, il ne s’agit pas d’un folklore mais de la possibilité de maintenir un ordre social différent de celui du capitalisme, car le Plurivers est cette opposition à la globalisation mentionnée plus haut. Nous serions dans une phase où s’affrontent deux visions de la globalisation : modernité universaliste versus Plurivers. Il est à construire, et ce n’est pas une utopie destinée à se réaliser dans un futur improbable. Plutôt une perspective qui s’est affirmée comme opposition et alternative au modèle civilisationnel promu par cette globalisation. Avec le Plurivers, ce n’est pas seulement d’un changement de mode de production dont il est question ni de façon de penser, ou de vivre, ou de consommer. La crise climatique, alimentaire, la violence intra ou inter-étatique renvoient à la nécessité d’un changement de paradigme, à la transition à un nouveau modèle.
Ce qui ressort de cette interprétation est une question fondamentale, celle de « pouvoir stabiliser dans le temps un mode de régulation en dehors, contre et au-delà de l’ordre social imposé par la production capitaliste et l’État libéral » (Gutiérrez, 2008 : 46). Cette proposition implique trois points fondamentaux : prendre ses distances avec l’économie capitaliste grâce à l’expansion conséquente de formes d’économie diversifiées, y compris des formes communautaires et non capitalistes; faire de même avec la démocratie représentative au profit de formes de démocratie directe, autonome et communautaire; et établir des mécanismes de pluralisme épistémique et culturel (interculturalité), entre les différentes ontologies et mondes culturels. (Escobar, 2012)
En Europe, cette idée de Plurivers est reprise par certain-e-s philosophes, mais sans qu’une convergence avec les penseurs et penseuses latino-américain-e-s se dessine pour le moment.
Références
Eberhard, Christoph. 2008. « De l’univers au plurivers. Fatalité, utopie, alternative ? ». Dans Mondialisation : utopie, fatalité, alternatives, sous la dir. de Anne-Marie Dillens. Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis.
<http://books.openedition.org/pusl/22948>
Escobar, Arturo. 2012. « Más allá del desarrollo. Postdesarrollo y transiciones hacia el pluriverso ». Revista de Antropología Social : 47. 50
https://core.ac.uk/download/pdf/38821953.pdf
Barbara Glowczewski. 2018. « Le pluriversel à l’ombre de l’universel ». Terrestres. Revue des livres, des idées et des écologies.
https://www.terrestres.org/2018/11/15/le-pluriversel-a-lombre-de-luniversel/
Grosfoguel, Ramón. 2010. « Vers une décolonisation des « universalismes » occidentaux : le « pluri-versalisme décolonial », d’Aimé Césaire aux Zapatistes». Dans Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, sous la dir. d’Achille Mbembé : 10. Paris : La Découverte.
https://www.cairn.info/ruptures-postcoloniales–9782707156891-page-119.htm