77 Philosophie de la libération
Claudia Bourguignon Rougier
La philosophie de la libération apparaît dans les années 1970. Pour Fatima Hurtado López (2013), elle a eu deux foyers précurseurs : l’un au Mexique avec Leopoldo Zea, l’autre au Pérou, avec Augusto Salazar Bondy. Ceci revient à la relier au débat relatif à l’existence d’une philosophie latino-américaine dans les années soixante.
Existe-t-il une philosophie latino américaine?
La discussion qu’eurent à ce sujet le Péruvien Augusto Salazar Bondy et le Mexicain Leopoldo Zea eut une portée cruciale. Le philosophe péruvien considérait qu’il n’y avait pas de philosophie latino-américaine mais une simple réception et répétition des différentes vagues de pensée étrangère, liées à une grande réceptivité à tout ce qui venait des grands centres de culture occidentaux et une regrettable propension à l’imitation. Cette position provoqua la réaction de Zea, lequel, en 1969, publia La philosophie américaine comme une philosophie tout court. Il y affirmait que l’adaptation de la pensée européenne à la réalité latino-américaine crée finalement une pensée propre à ce sous-continent.
Une autre influence notable est celle de la théologie de la libération. Si elle a beaucoup de points communs avec la théologie de la libération, la philosophie éponyme ne met pas l’expérience du Christ au centre de sa problématique. Comme le remarquait Enrique Dussel dans un entretien avec Fatima Hurtado López, la philosophie est née dans un contexte particulier. Les massacres de Tatelolco au Mexique en 1968 et le Cordobazo argentin sont des événements qui sensibilisèrent les tenant-e-s du mouvement à la question de la victime. Pour Dussel, à ce moment-là se produisit une politisation de l’ontologie qui marque la différence entre la philosophie latino-américaine et la philosophie dite de la libération. À Salazar Bondy qui disait qu’il ne pouvait y avoir de philosophie dans un monde colonial, Dussel répondait : « dans ce monde colonial, appréhender le fait de la domination rend possible l’émergence d’une philosophie ». Cette philosophie met donc les dominé-e-s, les pauvres et les victimes au centre de sa réflexion.
En ce sens, une des caractéristiques fondamentales de la philosophie de la libération est son « inculturation », c’est-à-dire le fait qu’elle émerge directement de la réalité sociale, culturelle, historique et politique de ces pays. (Dussel, 2002)
C’est par des rencontres d’un groupe d’intellectuel-le-s latino-américain-e-s, essentiellement argentin-e-s, qu’est née cette philosophie entre 1970 et 1975, portée par des penseurs et penseuses qui avaient vécu l’expérience du populisme péroniste. Hacia una filosofía de la liberación latinoamericana, paru en 1973, avec la participation de Osvaldo Adelmo Ardiles, Mario Casalla, Horace Cerruti Guldberg, Carlos Cullen, Enrique Dussel, Rodolfo Kusch, Arturo Andrés Roig et Juan Carlos Scannone est un livre qui rend compte de la diversité du mouvement. Le point commun entre ces penseurs est leur conviction que l’« Amérique latine » doit passer par un double processus de libération, une rupture avec un double système de dépendance de l’Occident.
L’approche de la philosophie de la libération serait donc difficilement compréhensible sans l’apport de la théorie critique des années 1960, entre autres, la théorie dite de la dépendance, une approche globale qui remet en question le dogme du développement. Cette dernière dénonce la « falacia del desarrollismo », une tromperie qui consiste à faire croire que les économies latino-américaines peuvent atteindre le niveau des européennes alors que le sous-développement est structurel, nécessaire aux pays riches. Certains des théoricien-ne-s de la dépendance voyaient le « sous-développement » comme la conséquence de processus historiques liés à la colonisation et à l’impérialisme, et pour renverser la tendance, prenaient un parti ouvertement politique : il fallait passer de la dépendance à la libération. Cette rupture constituait également une prise de distance avec les systèmes de pensée occidentaux, distance déjà présente dans la recherche de la philosophie latino-américaine évoquée plus haut. Il est d’ailleurs assez remarquable que pour Enrique Dussel, contrairement à ce qu’on peut observer chez le philosophe Santiago Castro Gómez, la philosophie latino-américaine est moins une impasse qu’un moment de ce détachement. L’affirmation d’une philosophie propre n’était pas le signe d’un provincialisme, mais celui d’une ouverture à autre chose qu’un universalisme trop abstrait.
Enfin, autre apport essentiel pour la constitution de la philosophie de la libération, la pédagogie des opprimé-e-s de Freire, contemporaine de la théorie de la dépendance. Paolo Freire est un pédagogue qui inscrit la mission de la pédagogie dans les luttes sociales. La pédagogie des opprimé-e-s est ainsi une éducation où les opprimé-e-s s’éduquent eux-mêmes et elles-mêmes. Maître-sse et élève sont sur un pied d’égalité dans une situation dialogique. Ainsi, pour Freire, l’alphabétisation fut un travail d’éducation dialogique dans lequel l’alphabétisation s’identifiait au processus de conscientisation. Pour lui, les intellectuel-le-s avaient un rôle important à jouer dans ce processus de conscientisation, mais ils et elles ne devaient jamais oublier que leur rôle n’était pas de s’approprier un processus mais d’aider les opprimé-e-s à se libérer eux-mêmes et elles-mêmes. Freire opposait l’éducation « bancaire », qui revient à transmettre passivement des connaissances, à l’éducation « libératrice » où l’initiative émane du sujet concerné-e. Pour Enrique Dussel, Freire est l’anti-Rousseau.
Bien des critiques ont été faites à la philosophie de la libération depuis sa naissance. L’utilisation du concept de peuple, par exemple, car le péronisme et les autres populismes ont manipulé ce concept que reprendraient les philosophes de la libération. Dussel, par exemple, se défend d’avoir un usage populiste de la notion. Plus généralement, on reproche à la théorie une certaine obsolescence dans le contexte de la globalisation.
Les dualismes simplistes – centre/périphérie, développement/sous-développement, dépendance/libération, exploiteur/exploité, tous les niveaux de genre, classe ou race qui fonctionnent dans la bipolarité dominant/dominé, civilisation/barbarie, principes universels/incertitude, ainsi que totalité/extériorité – doivent être surmontés (« overcome ») s’ils sont utilisés d’une manière superficielle ou réductrice. Mais surmonter (« overcome ») n’implique pas de « décréter » (« to decree ») son inexistence ou son inutilité (« uselessness ») épistémique. Au contraire, (…) ces catégories binaires dialectiques doivent être replacées à des niveaux concrets de plus grande complexité et être articulées à des catégories médiatrices au niveau micro. Néanmoins, supposer qu’il n’y a ni dominants ni dominés, ni centre ni périphérie et ainsi de suite, c’est tomber dans une utopie dangereuse ou une pensée réactionnaire. Il est temps, en Amérique latine, d’avancer vers des positions plus nuancées, sans le fétichisme ou le terrorisme linguistique qui, sans preuve particulière, caractérise de « vieillottes » (« antiquated ») ou d’« obsolètes » les positions qui sont exprimées dans un langage que le locuteur (« speaker ») n’apprécie pas. (Dussel, 2008)
Références
Dussel. Enrique 2002. Philosophie de la libération à l’heure de la mondialisation et de l’exclusion. Paris : Editions Lharmattan.
https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/50.L.etique_liberation.pdf
Dussel, Enrique. 2009. « De la philosophie de la libération ». Cahiers des Amériques latines. 62
http://journals.openedition.org/cal/1525
Dussel, Enrique. 2008. « Philosophy of Liberation, the Postmodern Debate, and Latin American Studies ». Dans Coloniality at large. Latin America and the Postcolonial Debate, sous la dir. de Mabel Moraña, Enrique Dussel et Carlos A. Jáuregui, Durham, p. 343. Duke University Press.
Hurtado López, Fatima. 2009. « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial » . Cahiers des Amériques latines. 62
https://www.academia.edu/Documents/in/Filosof%C3%ADa_de_la_Liberaci%C3%B3
Hurtado López, Fatima. 2009. « De la philosophie de la libération. Entretien avec Enrique Dussel ». Cahiers des Amériques latines.
https://journals.openedition.org/cal/1525
Hurtado López, Fatima. 2013. Dialogues philosophiques Europe-Amérique latine : vers un universalisme ouvert à la diversité. Enrique Dussel et l’éthique de la libération. Thèse de doctorat. Chapitre 1.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00867569/document
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https://www.academia.edu/Documents/in/Filosof%C3%ADa_de_la_Liberaci%C3%B3