74 Paredes, Julieta
Claudia Bourguignon Rougier
Nous les femmes, nous sommes la moitié de tout. (Paredes, 2008)
Julieta Paredes est une militante féministe lesbienne aymara. Elle a créé dans les années 1990, avec María Galindo, à La Paz, un atelier qui accueillait les femmes en détresse. C’est un moment marqué par l’imposition violente du modèle néo-libéral en « Amérique latine », au nom de la liberté, un moment où l’exploitation des populations comme la restructuration des mécanismes coloniaux de colonisation se renforcent. Mujeres creando publie une revue, Mujer Pública (Femme Publique) émet un programme de radio hebdomadaire et organise un lieu d’accueil qui offre gîte et couvert,ainsi que des ateliers artisanaux et des formations, aux femmes de la rue. À ce moment-là, en Bolivie, la gauche voyait le féminisme comme un facteur de division et s’accommodait de la domination du modèle hétérosexuel sur les hommes et les femmes. Il était alors impensable de revendiquer son lesbianisme.
C’est dans ce contexte sinistré qu’apparaît Mujeres creando, un mouvement qui a développé plusieurs stratégies politiques, communicationnelles, et joue très habilement de la provocation. Elles sont des « agitatrices de rue ». Leur action subversive s’appuie sur des œuvres artistiques qui peuvent avoir divers supports, des graffitis par exemple, lesquelsdeviendront une griffe parfaitement identifiable du mouvement. La performance, la littérature, le graffiti, la musique, l’espace numérique permettent de rendre visible cette lutte. Les interventions de Mujeres creando au sein de la ville de La Paz étaient de véritables exploits, parfois clandestins, parfois publics, et elles continuent 27 ans plus tard. La rue est la scène de leurs performances. Ces femmes soutiennent des mouvements comme celui d’une organisation pour les personnes endettées avec des institutions de microcrédit. Elles prônent une éducation sexuelle nationale pour contrer le machisme et défendent le droit à l’avortement. Récemment, en 2018, Maria Galindo a aspergé de peinture rouge les murs de la Maison du Peuple pour protester contre le peu d’énergie déployée par le gouvernement d’Evo Morales dans la lutte contre le féminicide.
Depuis quelques années, Julieta Paredes a quitté Mujeres creando et milite dans Mujeres creando comunidad qu’elle a fondée en 2002. Elle pensait alors que le féminisme autonome anarchiste qui était à la base de Mujeres creando n’était plus adapté, car le féminisme se devait désormais d’être communautaire. Cela s’est traduit dans des écrits comme dans sa lutte contre le néolibéralisme.
Patiemment, à partir d’avril 2002, nous avons construit des relations avec les femmes des quartiers et aussi de El Alto. En 2003, lors de l’insurrection, nous nous sommes retrouvées dans les rues avec elles pour combattre le néolibéralisme et récupérer les ressources naturelles de notre peuple. Là, les compañeras ont compris qu’on ne faisait pas un show féministe pour la télé et que ce n’était pas un produit d’exportation. Elles ont pu voir la réalité, que nous étions des féministes qui partaient du peuple et agissaient pour le peuple. Depuis, nous avons continué à nous réunir au café « Carcajada » et l’Assemblée Féministe est née, comme coordination de collectifs et de personnes. (Paredes, 2008)
Aujourd’hui, Julieta Paredes pense un féminisme indigène communautaire à partir d’une critique des féminismes occidentaux, qui est exposée dans le livre Hilando fino, publié en 2010. Cette critique prolonge ce qui a été fait à peu près à la même époque, notamment par Ochy Curiel ou Maria Lugones. En Occident, remarque-t-elle, le féminisme répond aux besoins des femmes dans les sociétés qui sont les leurs.
Nous, avec notre féminisme communautaire, nous avons un autre point de départ, parce que nous ne nous situons pas individuellement, nous nous situons aux côtés de nos frères. Partant d’une identité commune nous faisons une proposition politique, non pas individualiste mais englobant tous les droits communautaires et pas seulement nos droits individuels de femmes. Cela suppose que nous reconnaissions que nous subissons les mêmes discriminations, les mêmes oppressions, les mêmes exploitations que nos frères, tout en dénonçant le fait que dans la communauté, ils deviennent à leur tour nos oppresseurs et nos exploiteurs. (Paredes, 2012)
Sa position diffère de celle de Maria Lugones pour ce qui est des rapports entre mondes indigènes et système de genre. Contrairement à la féministe argentine, elle pense que le genre existait déjà dans les sociétés amérindiennes.
Nous, nous disons qu’il y a eu une convergence des patriarcats. Mes frères aymaras n’y échappent pas car avant ils se comportaient aussi en patriarches. J’en veux pour preuve la négociation qu’ils menaient entre hommes au sujet de celles qu’on appelait les Vierges du Soleil, utilisées pour le service sexuel, économique, politique et éducatif des classes dominantes incas. Ces filles venaient des peuples conquis. Si, comme le disent quelques-uns de nos frères, c’était le paradis avant que les q’aras (les Espagnols, littéralement « hommes nus » en aymara) arrivent, pourquoi les hommes n’étaient-ils pas le butin ou l’objet de l’échange entre les Aymaras et les Incas, par exemple? (Paredes, 2012)
Sa critique attaque donc le mythe de la paire chacha-warmi, présentée comme complémentaire et harmonieuse :
Les frères indianistes nous disent que le féminisme est uniquement occidental et que nos peuples n’ont pas besoin de ces pensées occidentales car existe déjà la pratique de la complémentarité chacha-warmi, homme-femme, qu’il nous suffit de pratiquer puisque le machisme est arrivé avec la colonisation. Mais même si on le voulait, même si on forçait les choses en dissimulant les problèmes, le fait est que chacha-warmi n’est pas le point de départ de ce que nous cherchons. Pourquoi? Parce que le chacha-warmi ne reconnaît pas la situation réelle des femmes indiennes, il n’intègre pas la dénonciation du genre dans la communauté et naturalise la discrimination. (Paredes, 2008)
Cette dualité masculin/féminin, on la retrouve aussi dans la cosmogonie aztèque et elle donne lieu à une image du monde comme complémentarité et équilibre. Mais une chose est la complémentarité, dit elle, une autre, la naturalisation de hétérosexualité. C’est ce glissement d’un symbolisme à une norme qu’elle remet en question. Comme le caractère subalterne du rôle de la femme dans la communauté traditionnelle. Elle remarque que lorsqu’un homme est élu pour une fonction politique dans une communauté indienne, sa compagne, de façon automatique, est associée à son travail politique mais dans le cadre d’une dépendance vis-à-vis de l’homme, car sa représentation n’a pas de légitimité :
Nous conservons l’idée de paire complémentaire, mais pour partir de ce concept nous devons obligatoirement nous éloigner de la pratique machiste et conservatrice du chacha-warmi. Il faut le dénoncer comme un espace de forte résistance machiste, de privilèges pour les hommes et de violence en tous genres envers les femmes. Dans la perspective du féminisme communautaire qui est la nôtre, nous le repensons comme paire complémentaire d’égaux warmi-chacha, femme-homme (…). Ce n’est pas un simple changement de place des mots, mais la reconceptualisation de la paire complémentaire opérée par les femmes, parce que, nous les femmes, nous sommes celles qui sommes subordonnées et que construire un équilibre, une harmonie au sein de la communauté, de la société, cela se fait en partant des femmes. (Paredes, 2008)
Pour elle, il faut partir de la paire femme-homme, de la femme, des femmes en communauté, pour créer le temps des femmes. La communauté n’est pas seulement la communauté indienne mais une autre façon de penser la vie; une communauté constituée d’hommes et de femmes lié-e-s par la réciprocité. Elle ne part pas de la famille ou du couple mais de la communauté.
Pour elle, dans l’imaginaire de la Bolivie d’aujourd’hui, la communauté renvoie aux hommes de la communauté, pas aux femmes, car ce sont les hommes qui parlent, décident, sont chargés de représenter la communauté. Les femmes, elles, sont en retrait, subordonnées aux hommes. Pourtant :
Soumettre la femme à l’identité de l’homme ou vice versa, c’est priver de la moitié de son potentiel la communauté, la société ou l’humanité. Soumettre la femme, c’est soumettre la communauté car la femme est la moitié de la communauté et en soumettant une partie de la communauté, les hommes se soumettent eux-mêmes car eux aussi sont la communauté. (Paredes, 2008)
Elle propose comme modèle social la communauté des communautés car :
Nous plaçons au fondement de nos relations humaines la reconnaissance de l’altérité, entendue comme l’existence réelle de l’autre et non comme fiction d’altérité. Cette reconnaissance n’est pas nominale, reconnaître l’autre existence entraîne une série de conséquences, par exemple, la redistribution des bénéfices du travail et la production à parts égales. (Paredes, 2008)
Références
Julieta Paredes. 2017 [2008]. Tisser fin, en partant du féminisme communautaire.
http://www.alterinfos.org/spip.php?article7898
Chapitre 1http://www.alterinfos.org/spip.php?article7900
Chapitre 2http://www.alterinfos.org/spip.php?article7899
Chapitre 3http://www.alterinfos.org/spip.php?article7932
Gascó, Emma et Cúneo, Martin. 2012. « Sans les femmes, ils n’auraient pas résisté trois jours », entretien avec Julieta Paredes. DiaL
http://www.alterinfos.org/spip.php?article5439
Paredes, Julieta. 2008. « Hilando fino desde el feminismo comunitario ». Mujeres del mundobabel. pp. 8. 9. 10. 11