70 Ontologie(s)

Claudia Bourguignon Rougier

L’ontologie est un concept qui avait disparu de la scène philosophique après la Seconde Guerre mondiale, et qui avait été mis à mal par des penseurs et penseuses de l’« autrement qu’être », comme Emmanuel Levinas. Il est réapparu, avec un détour par la discipline anthropologique, lors du « tournant ontologique », incarné par des chercheurs et chercheuses comme Philippe Descola et Eduardo Viveiros de Castro.

C’est un concept important pour l’abord de la théorie décoloniale, qui ne prend pas le même sens selon qu’il est utilisé par Enrique Dussel ou Arturo Escobar. Pour Enrique Dussel, l’ontologie c’est ce domaine de la philosophie occidentale caractérisé par une interrogation sur l’être. Mais c’est aussi la pratique qu’il imagine, à partir de la remise en question de cette ontologie, comme une réflexion sur le monde quotidien en tant que totalité du sens pratique. À partir de l’étude de Totalité et infini, Enrique Dussel élabore une opposition à l’ontologie qui prend forme dans sa philosophie et son éthique de la libération. Il voit la totalité comme une figure centrale de l’ontologie qu’il ramène à son mode d’existence historique : il rappelle que l’ontologie de la philosophie occidentale a été imposée par la rationalité occidentale moderne aux dépends de ses Autres. Et il effectue un virage, abandonnant l’ontologie pour se tourner vers la métaphysique, qu’il voit comme un aller vers un au-delà qui n’est pas la métaphysique de la modernité. La métaphysique de l’altérité qu’il construit est finalement une ontologie négative : elle nie l’ontologie moderne, elle-même basée sur la négation de cette Altérité. En l’occurrence, le premier autre de la modernité, c’est l’autre latino-américain. L’Altérité est la manifestation d’une rationalité occidentale qui réduit le Différent au Même et qui, dans le domaine politique, existe comme destruction de l’humanité autre, différente, étrangère. Dans ses 14 thèses, il écrit que « l‘ontologie est une philosophie du pouvoir, de l’injustice, du dogmatisme, tandis que la métaphysique est l’expression de l’éthique comme première philosophie, la critique de l’ontologie, le questionnement du Soi, l’acceptation de l’autre et du différent (Dussel, 2016). La négation de l’ontologie rend nécessaire l’intervention de l’extériorité.

Chez Enrique Escobar et chez Mario Blaser qui travaillent sur le concept, l’ontologie désigne autre chose qui ne renvoie pas, comme chez Dussel, à la philosophie occidentale mais à l’anthropologie. L’émergence du « tournant ontologique » dans les sciences sociales peut nous permettre de mieux appréhender la valeur que prend cette notion chez ces anthropologues latino-américains. Ce qui se joue alors nous ramène à un problème évoqué au début de ce dictionnaire, cette question de la culture, qui a succédé à celle de la race dans la discipline anthropologique, la remplaçant mais se construisant néanmoins sur le même antagonisme nature/culture. Parmi ceux et celles qui repensent l’articulation nature/culture, Philippe Descola décrit l’ontologie comme le système des propriétés que les êtres humains attribuent aux êtres et qui intervient dans la détermination des relations qui peuvent exister entre identités humaines et identités non-humaines. La notion d’entités et d’« existant », est importante pour comprendre cette approche. Plus que l’être abstrait de la problématique philosophique, l’ontologie c’est l’ensemble des choses que l’on fait exister, le monde que l’on énacte et que l’on fait exister.

On serait tenté de dire que par des voies différentes les deux auteurs essaient de remettre en question un même phénomène historique : l’imposition du Soi occidental comme seule réalité. Mais si Enrique Dussel part de la philosophie et de la conceptualisation de l’être pour la critiquer et la dépasser, s’il attaque le versant destructeur et dominateur de cette ontologie, Arturo Escobar, lui, s’intéresse à une remise en question de la partition nature/culture qui structure le dualisme moderne. Pour répondre à la question « qu’est ce que la réalité? », il faut passer par une désarticulation des antinomies modernes et partir de conceptualisations autres, de l’expérience des Autres. Car si la déconstruction de cette ontologie moderne/coloniale, de l’égoïsme qui la fonde, de sa propension à dissocier constamment la réalité et la fragmenter est une phase nécessaire, il est aussi urgent de rendre visibles les ontologies qui ne sont pas basées sur la séparation mais au contraire sur la relation. C’est le cas de l’ayllu andin étudié par Marisol de la Cadena, ou de la Madre Tierra des Nasa colombien-ne-s. Aujourd’hui, les peuples en question ont un rapport politique à leurs ontologies; pour les faire exister ils doivent nécessairement affronter le modèle politique et économique moderne qui fait de la nature et de leurs territoires des marchandises. La notion d’ontologie relationnelle chez Arturo Escobar, Mario Blaser et Marisol de la Cadena est donc indissociable de ce qui va précisément à l’encontre de l’ontologie moderne dénoncée par Enrique Dussel et de l’ épistémologie qui l’accompagne. Dans les deux cas, le rapport à l’ontologie est politique.

Références

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Blaser, Mario et De la Cadena, Marisol.  2017.  «The Uncommons : An Introduction». Anthropologica 59 (2): 185-193.

https://utpjournals.press/doi/full/10.3138/anth.59.2.t01

De la Cadena, Marisol. 2015.  «Uncommoning Nature». e-flux August.

http://supercommunity.e-flux.com/texts/uncommoning-nature/

Descola, Philippe. 2000-2004. Figures des relations entre humains et nons humains. Cours donnés au Collège de France.

https://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/course-2000-2001.htm

Dussel, Enrique. 1974. «Capítulo VIII : unidad replanteada por superación de la ontología». Dans El dualismo en la antropología de la cristiandad. Buenos Aires : Editorial Guadalupe.

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Dussel, Enrique. 2016. 14 tésis de ética. Hacia la esencia del pensamiento crítico. Madrid : Éditions Trotta. p. 124.

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Escobar, Arturo. 2018. «Les dessous de notre culture». Revue d’Études Décoloniales .

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Oslender, Ulrich.2017. «Ontología relacional y cartografía social: ¿hacia un contra-mapeo emancipador, o ilusión contra-hegemónica?». Tábula Rasa. n°. 26.

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Vieira, Antonio Rufino. 2008. «L’éthique matérielle de la vie : le projet éthique-politique critique de la philosophie de la libération». n° 134. Les carnets de centre de philosophie du droit.

https://sites.uclouvain.be/cpdr/docTravail/RufinoVieiraA.134.pdf

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