69 Noir/Noire/Nègre/Mulâtre/Mulâtresse/Blanc/Blanche

Sebastien Lefévre

En la vida conocí mujer igual a la flaca / Coral negro de la Habana, tremendísima mulata / Cien libras de piel y hueso, cuarenta kilos de salsa / Y en la cara dos soles que sin palabras hablan.

Ces vers sont tirés d’une chanson intitulée « La flaca », du groupe de rock espagnol des années 1990, Jarabe de palo. À première vue, rien d’anormal : le protagoniste a connu une femme à la Havane, à Cuba et il l’a trouvée très jolie. Or, pour la nommer, il utilise le terme de mulata (mulâtresse) et coral negro (corail noir). De plus, il emploie le suffixe superlatif -ísima. L’auteur de la chanson se réfère donc à des catégories coloniales : mulato est le nom donné à une certain métissage biologique et corail noir renvoie à la couleur de la peau. Par conséquent, ce qui paraît « normal » ne l’est pas du tout. En effet, même si le langage commun utilise spontanément une certaine forme de langage, les mots ont un sens et convoquent certaines formes de pensée.

La « mulâtresse » était le nom donné à la femme issue d’un métissage biologique entre un « Blanc et une Noire ». Mais il signifie à l’origine le mélange entre un cheval et une mule. Il est donc question d’abord d’un métissage entre deux animaux, c’est-à-dire des non-humains.

Finalement, le problème n’est pas tant les différents noms employés pour désigner les personnes mais le locuteur ou la locutrice qui les emploie. Les implications changent s’il s’agit d’un « Blanc » vers une « Noire », car le locuteur émetteur ou la locutrice émettrice, dans ce cas, ne peut se défaire de cette fameuse colonialité de l’être; s’il ou elle la reprend telle quelle, comme c’est le cas ici, il ou elle est comptable de cette terminologie socio-historique occidentale.

Prenons un autre exemple pour que les choses apparaissent plus clairement. Il s’agit du poème chanté, et souvent mis en scène, Me gritaron Negra, de Victoria Santa Cruz. Il s’agit d’une compositrice et chorégraphe née au Pérou en 1922 qui revendique ouvertement son afro-péruvianité et dont les œuvres rendent compte de la culture et des traditions afro-péruviennes. Dans Me gritaron Negra, Victoria Santa Cruz aborde la problématique corporelle en montrant clairement que l’on ne naît pas « Noir-e », mais qu’on le devient. Le poème parle en effet d’une petite fille de cinq ans qui découvre qu’elle est « Noire ». C’est la société dans laquelle elle vit qui lui assigne une étiquette (« Ellos decían » [eux ils disaient]). Le Pérou, d’où est originaire Victoria Santa Cruz, est issu, comme les autres pays d’« Amérique latine », d’une société coloniale où a été instaurée une axiologie raciale assez rigide. Il y avait des « Noir-e-s », des « Mulâtres-ses », des « Zambos » ou « Zambaigos », des « Métis-ses », des « Indien-ne-s », des Espagnol-e-s et des « Criollos ». Les seul-e-s à jouir d’un véritable statut de personne humaine étaient les Espagnol-e-s et leur descendant-e-s, les « Criollos ». Dans ce poème, la petite fille est d’abord vue comme Negra et non pas comme une petite fille. Elle se demande à ce propos ce que veut dire être Negra. Ce n’est pas par conséquent quelque chose de normal mais de construit.

La société coloniale puis la société postcoloniale ont stigmatisé les populations issues de la diaspora africaine en tant que « Negros ». Le stigmate se fixe sur le « corps noir ». Ces catégorisations vont se révéler performatives en quelque sorte pour le sujet. Et dans le poème, c’est de ce corps noir dont la petite fille voudrait d’abord s’échapper. Elle cherche à défriser ses cheveux (« me lacié el cabello » [je me suis lissé le cheveu]) puis à blanchir sa peau (« me polveé la cara » [je me suis poudré le visage]) et ressent même de la haine envers la grosseur de ses lèvres (« odié mis labios gruesos » [j’ai haï mes grosses lèvres]). Le stigmate produit de la honte chez le ou la sujet, l’entraîne dans un processus aliénant. Et de fait, il  ou elle cherche à tout prix à éviter d’être vu-e à la place que la société lui assigne. Le stigmate agit comme un véritable poids dans le parcours du sujet « noir-e » : « Seguía llevando a mi espalda, mi pesada carga » [je continuais à porter sur mon dos, ma lourde charge]. Le ou la sujet débute donc sa vie avec un « capital racial » déficient dans une société qui n’accepte pas les « Noir-e-s » comme personnes humaines, mais comme « Noir -e-s » avant tout.

Pour autant, ce poème chanté par Victoria Santa Cruz n’est pas du tout pessimiste puisqu’il montre la voie d’une possible ré-humanisation par la construction d’un sentiment de fierté et d’estime de soi. Cette construction passe par la reprise du stigmate, mais cette fois-ci pour le neutraliser et le transformer en quelque chose de positif : « Negra soy » [je suis Noire]. Pour Victoria Santa Cruz, la clé des choses se trouve à ce niveau : « Ya tengo la llave » [j’ai maintenant la clé].

Cet exemple montre très bien l’enjeu de la catégorisation de la personne, à la fois « blanche », « noire », « mulâtresse », etc. Si l’on reprend ces catégories sans les questionner ou sans les mettre entre guillemets, cela signifie que l’on accepte ces constructions socio-historiques. Le ou la « Noir-e » pas plus que le ou la « Blanc-he » n’existent en tant que tel.le.s. Il faut différencier les différents locuteurs et locutrices. Une Victoria Santa Cruz qui s’inscrit dans un processus de ré-humanisation à partir de postulats se rattachant à la Négritude est tout à fait légitime. Un-e « Blanc-he » qui dit à un-e sujet africain-e ou afrodiasporique qu’il est « Nègre-sse », « Noir-e », etc. impose une assignation identitaire. Pour terminer, il serait opportun de s’interroger sur un certain emprisonnement de la Négritude qui cantonne le ou la sujet afro dans une prison mentale finalement imposée par le rapport aux « Blanc-hes ». Et si la Négritude ne débouche pas sur une ré-humanisation complète qui permette au sujet afro de ne plus se penser en tant que sujet « noir-e », elle reste dans les assignations imposées par l’Occident. C’est tout le débat entre Césaire-Senghor-Glissant-et surtout- Fanon.

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Un dictionnaire décolonial Droit d'auteur © 2021 par Claude Bourguignon Rougier est sous licence License Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.

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