66 Mignolo, Walter
Claudia Bourguignon Rougier
Enseignant à la Duke University, Walter Mignolo est un sémioticien argentin qui a été très impliqué dès les débuts dans les rencontres du réseau Modernité/Colonialité. Il a eu un rôle de passeur dans la mesure où, au tournant du XXI siècle, il réalisa la jonction entre le concept de colonialité qui venait d’émerger chez Quijano, la perspective de libération de Dussel et sa propre critique de la rhétorique de la modernité occcidentale. Il a particulièrement développé les concepts de géopolitique de la connaissance, de rhétorique de la modernité, de border thinking, de détachement et désobéissance épistémique.
Comme il l’explique dans un entretien avec Nelson Maldonado Torres, son travail a d’abord concerné la littérature latino-américaine à partir d’une perspective très inspirée par le post-structuralisme français, la grammaire générative et la philosophie du langage. Plus tardivement, son intérêt pour l’historiographie des Indien-ne-s et pour des questions de linguistique et de géographie a abouti à la rédaction de The darker side of the Renaissance, paru en 1995. D’après le philosophe belge Marc Maesschalck, ce livre représente un tournant important dans l’œuvre de Mignolo. C’est la première fois que le sémioticien expose de façon systématique une perspective localement située et critique le projet eurocentré d’une histoire universelle indissolublement liée à des systèmes de représentation politiquement orientésVoir la préface de Désobéissance épistémique.
Ce livre expose les processus de hiérarchisation symbolique à l’œuvre à partir de la Conquête. Il analyse la colonisation des langages, des mémoires et de l’espace dans l’Amérique des XVIe et XVIIe siècles. C’est l’héritage de la Renaissance qui est remis en question et présenté comme le dispositif permettant de justifier l’événement inouï de la Conquête et de la colonisation.
La langue est au centre de ces dispositifs. L’auteur rappelle que les Indigènes étaient perçu-e-s comme de personnes « dépourvues d’écriture, d'alphabet et de lumière sur quoi que ce soit ». Et il parle du statut quasi ontologique qui était celui de la lettre alphabétique, de l’obsession des grammairien-ne-s qui comptaient les « lettres manquantes » des langues amérindiennes. Ils et elles /il n' y a pas de linguistes femmes à ma connaissance à l'époque, mettaient en place, en fait, une opération de réduction des langages, pendant symbolique des reducciones, ces regroupements forcés d'indigènes dans des villages construits sur le modèle espagnol, destinés à favoriser l'évangélisation. Le grammairien Nebrija avait présenté sa grammaire à Isabelle de Castille comme un des instruments de sa domination sur le monde.Il considérait qu'elle permettrait la « castellanisation » forcée des autochtones, voyant une alliance de fait entre les armes et les lettres contre les Barbares. L’idée fait contrepoids à celle, répandue, d'une alliance entre l’épée et de la croix ou l’épée et le goupillon. Elle fait comprendre que la colonisation est bien ce processus évoqué plus haut qui unit christianisation et civilisation, la langue étant comprise comme l’instrument de cette dernière.
Le privilège exorbitant conféré à l’écriture alphabétique justifierait le mépris avec lequel les langues amérindiennes seraient considérées, du fait de leur oralité. L’incapacité à prendre en compte d’autres systèmes de mémorisation que l’écriture, par exemple les kipus andins, renforcerait le déni de langues appréhendées comme dénuées de rationalité et inaptes à la transmission de notions abstraites.
La conséquence serait importante pour l’appréhension de l’histoire de ces peuples. De leur absence d’archives, on déduirait une absence de mémoire et d’histoire. Certes, quelques savants, religieux pour la plupart, découvriraient et transcriraient des grands récits nahuas, mayas ou incas, mais leurs travaux resteraient invisibles et n’empêcheraient pas la construction d’un imaginaire des autochtones comme peuples sans histoire.
Mignolo aborde également la colonisation de l’espace, entre autres, le rôle de la cartographie, représentative de l’hybris du point zéro nous parle le philosophe colombien Santiago Gastro Gómez. L’hybris du point zéro est cette illusion fondatrice de l’épistémè scientifique occidentale en vertu de laquelle les savant-e-s prétendent à un savoir objectif, ne dépendant d’aucun point de vue. L’espace de la carte moderne apparaît comme l’illustration de cette position qui prétend ne pas en être une, un regard qui prend la place de celui de Dieu.
Dans The darker side of the renaissance, j'ai traité de la colonisation de l'imaginaire, en appliquant cette idée de Serge Gruzinski au langage, oral et écrit; à la mémoire; à l'histoire et à la cartographie. Mais j'ai aussi abordé les réponses apportées par les Indigènes à ce que les Espagnols leur imposaient. Comme tu le sais, la plupart des études portant sur la mondialisation, l'empire ou les empires, ne racontent qu’une moitié de l'histoire : l'histoire impériale. C'est comme si l'espace où l'empire s'étendait n'existait pas, comme si la terre des premiers moments de la Conquête était vide et les esprits de ceux qui l’habitaient, vides, également. Pour rétablir la vérité, j'avais besoin d'une « méthode » et j’ai découvert alors l'herméneutique pluritopique, grâce à Edmond Pannikar, qui avait déjà rencontré le même problème en Inde, dans le cadre de son étude des religions. (Maldonado Torres, 2007)
Dans le même entretien, l’auteur explique que la transition de The darker side of the renaissance à Local histories/Global designs, paru en 1999, était logique. Il était passé de l’analyse des trois sphères de domination citées plus haut à celle de la connaissance et de l’épistémologie comme instruments de colonisation. Il avait élargi l’échelle temporelle de son étude. Local Histories/Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges and Border Thinking est donc une critique de la raison occidentale et une réflexion sur les sciences sociales dans le « système monde ». L’auteur y modifie la notion de Wallerstein grâce à celle de différence coloniale. Le système monde qu’il décrit est un système monde moderne-colonial, basé sur la « différence coloniale » dont il retrace la généalogie, l’étude de la modernité devenant inséparable de celle de la colonialité. La différence coloniale prend forme comme un classement, opéré par ceux et celles qui décident des critères et des hiérarchies, c’est-à-dire par les métropoles occidentales, à travers leurs systèmes de connaissance et de savoir. Elle se configure en même temps que les territoires de la chrétienté et justifie le projet d’expansion moderne sous divers prétextes qui varient : suivant les époques, on invoquera la religion vraie, la civilisation, le développement ou la démocratie.
Mais on ne saurait réduire la différence coloniale à l’espace où se déploie la colonialité. Elle a un autre versant : la production de résistances et de réponses à la colonisation, par exemple ce que Mignolo nomme la « pensée frontalière ». La pensée ou la gnose frontalière peut se voir comme une réponse logique et une conséquence de la différence coloniale à partir d’un lieu d’énonciation « fracturé », quand se noue un dialogue avec les épistémologies infériorisées lors de la colonisation.
Dans cet ouvrage de 1999, Mignolo se penche sur le concept de colonialité de Quijano et celui de transmodernité de Dussel, développant leurs conséquences. Il s’intéresse également à la pensée d’autres habitant-e-s du côté obscur. Il aborde par exemple l’idée de « double critique » et de « pensée autre » d’Abdelkhebir Khatibi, la notion de créolisation d’Edouard Glissant, de double conscience de Du Bois et la « conscience de la métisse » d’Anzaldúa.
Analysant les configurations géopolitiques de la production de connaissance, il passe en revue plusieurs de leurs formes depuis la Conquête jusqu’à la reconfiguration étasunienne de la fin du XIXe siècle. La notion de postcolonialité jouant le rôle d’ une sorte de connecteur des diverses histoires coloniales.
Il est question aussi de post-occidentalisme, ce qui nous renvoie à sa définition d’un Occident qui, il faut le remarquer, englobe « l’Amérique latine ». Passé le premier moment d’embarras posé par la « Découverte » qui remettait en question l’ordonnancement du monde chrétien, nous dit Mignolo, les Occidentaux et Occidentales feraient de l'Amérique un prolongement de l'Occident, un continent sous responsabilité des Espagnol-e-s. Aujourd’hui, le post-occidentalisme serait le discours critique latino-américain le plus approprié pour aborder la question du colonialisme.
Il incombe à la théorie décoloniale de diffuser une autre conception de la raison et de déplacer le lieu d’énonciation de la pensée du premier au tiers-monde. Le sujet épistémologique de ce nouveau discours pense depuis et vers les frontières, du point de vue de la subalternité. C'est la seule façon de ne pas produire une énième version de l'épistémologie moderne. (Mignolo, 1997)
Ce livre est un des discours fondateurs du courant décolonial, dans la mesure où il retrace une généalogie de la pensée décoloniale au moment même où prenait forme le projet Modernité/Colonialité. Si l’auteur ne connaissait pas les thèses de Aníbal Quijano lorsqu’il était en train d’écrire The darker side of the renaissance, elles ont été pour lui un guide lors de la rédaction de son second livre. De même, la réflexion de Gloria Anzaldúa a été pour lui séminale.
À l’époque où j’écrivais mon premier livre (The darker side of the renaissance), Anzaldúa m'a ouvert la voie vers les réponses décolonisatrices, dirions-nous aujourd'hui. Lorsque j’étais à l’œuvre sur le second, elle m’a montré l’accès à la pensée frontalière ou épistémologique. Comment pense-t-on à partir de la subalternité? Et bien, si on ne peut pas éviter l'imposition impériale, on n'est pas non plus obligé d'y obéir. Anzaldúa pense comme une femme et affronte le patriarcat. Elle pense comme une lesbienne et affronte les normes hétérosexuelles. Et elle pense en tant que Chicana confrontée à la suprématie anglo-blanche. (Maldonado Torres, 2007)
Dans un livre paru peu après, La idea de América latina, il reprend des idées déjà formulées dans les deux livres antérieurs sur la conscience européenne et poursuit sa réflexion à partir des concepts d’extériorité, de pensée frontalière et d’option décoloniale. Il insiste sur le « je suis là où je pense ».
Son dernier ouvrage, paru en français, Désobéissance épistémique, développe l’idée du déplacement du lieu d’énonciation. La désobéissance en question est ce détachement qui passe par une insurrection contre l’épistémologie occidentale. L’auteur prolonge sa réflexion sur la connaissance et l'épistémologie comprises comme modalités de la colonialité. Il se demande comment penser l’émancipation et la décolonisation de la connaissance à partir d’une position de subalterne.
Le détachement, dont la géopolitique et la corpopolitique de la connaissance sont deux moments indispensables, permet de se dégager de la matrice épistémique du pouvoir et de produire « el vuelco descolonial ». Walter Mignolo explique comment passer de l’ego politique et la théopolitique à une géopolitique et une corpopolitique, insistant sur le lien entre corps et pensée et soulignant l’importance du mépris du corps qui s’est mis en place avec le christianisme et la philosophie cartésienne. Il revient sur la différence émancipation/libération, affirmant que la libération diffère du projet émancipatoire de la modernité. En effet, rationalité et « émancipation » sont les principes cadres de la modernité mais ils ne fonctionnent que du côté moderne du monde, pas de son côté colonial.
La tache consiste à poursuivre la construction d’une grammaire de la décolonialité qui a commencé avec la conférence de Bandung, en 1955. La modernité est la rhétorique qui met en avant l’idée de progrès et d’émancipation tout en cachant sa véritable signification. Et la « grammaire de la décolonisation » qu’il propose est une insurrection contre les grandes méta-narrations impériales et les disciplines qui ont émergé dans ce contexte. Selon lui, le dévoilement de la géopolitique et de la corpopolitique introduit une fracture dans l’hégémonie de la théopolitique et de l’ego politique. Nous avons donc besoin d’une réécriture de l’histoire du monde à partir d’une perspective corpopolitique et géopolitique de la connaissance. Il faut apprendre à désapprendre, y compris de la théorie critique. La critique du capitalisme ne suffit pas, c’est la matrice coloniale du pouvoir qu’il faut attaquer et, pour cela, il faut apprendre à partir des histoires locales qui ont été niées, penser depuis l’extériorité de la modernité. En cela, il se situe dans la perspective qui est celle de Dussel.
L’idée est de créer une alternative à la modernité au lieu de poursuivre des modernités alternatives qui sont toujours ancrées dans la théopolitique (christianisme) ou dans l’egopolitique (libéralisme ou marxisme), et partagent la foi en un même credo : modernité = rationalité et progrès. D’après lui, la théorie critique occidentale n’a pas su aller au-delà de ce qu’il nomme une dé-modernité.
On pourra regretter que quelqu’un qui critique les post-modernes accorde une telle importance à l’idée d’un discours unique, que la modernité tiendrait sur elle-même, comme le remarque l’anthropologue colombien Eduardo Restrepo. Il est en effet probable qu’une des forces de cette modernité avec laquelle nous n’arrivons pas à prendre congé réside dans son coté polymorphe qui rend possible ses incessantes mutations. Il conclue sur l’idée que la notion de détachement « guide le glissement épistémique décolonial vers l'universalité - l'autre, c'est-à-dire vers la pluriversalité comme projet universel ». (Mignolo, 2015)
Un autre versant du travail de l’auteur porte sur la décolonisation de l’art et le concept d’aesthesis décoloniale. Le concept fut introduit par Adolfo Albán Achinte, un artiste et activiste afro-colombien originaire du Pacifique colombien. À partir de ce moment furent publiés une série de travaux, avec Zulma Palermo en Argentine et Pedro Pablo Gómez en Colombie. Le travail des étudiant-e-s et de professeur-e-s du programme de doctorat Études culturelles latino-américaines coordonné par Catherine Walsch en Équateur a joué également un rôle important. À partir de 2009, l'aesthesis décoloniale commença à se diffuser et la parution de l’article « Aesthesis Decolonial » contribua à sa circulation.
Références
Maldonado Torres, Nelson. 2007. « Walter Mignolo. Una vida dedicada al proyecto decolonial ». Nómadas. n. 26. p. 192. 193.
https://www.academia.edu/4262822/Una_vida_dedicada_al_proyecto_decolonial
Mignolo, D, Walter. 1995. The Darker Side of the Renaissance: Literacy, Territoriality, & Colonization. Ann Arbor : The University of Michigan Press.
Mignolo, D, Walter. 2000. Local Histories Global Designs : Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking. Princeton. NJ : Princeton University Press.
Mignolo, D, Walter. 2007. La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial. Barcelona : Gedisa Editorial.
Mignolo, D, Walter. « Aiesthesis decolonial », Dialnet - Artículos de revista, ID.
https://artlabourarchives.files.wordpress.com/2012/08/mignolo-aiesthesis-decolonial.pdf
Mignolo, D, Walter. 2015. Désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité. Bruxelles : PIE Peter Lang. p. 39.
https://www.academia.edu/11799835/La_désobeissance_épistémique
Il n’existe pas de livre de Walter Mignolo en accès libre légal. Mais une quantité conséquente d’articles critiques circulent à son sujet.
La lectrice et le lecteur pourront consulter, entre autres, son site, avec des articles en anglais et en espagnol
et sa page sur Academia edu
https://duke.academia.edu/WalterMignolo
ainsi que plusieurs articles critiques
https://www.academia.edu/Documents/in/Walter_Mignolo
Deux articles en français sur Mouvements et Multitudes
Mignolo, Walter. 2013. « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique ». Mouvements. n° 73.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-181.htm
Mignolo, Walter. 2006. « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale ». Multitudes.