62 Malês (Soulèvement des)
Jonnefer Barbosa
Le 25 janvier 1835, des Africain-e-s et des esclavagisé-e-s affranchi-e-s prennent la ville de Salvador. Le soulèvement ne dura que trois heures, mais il sema une traînée de poudre dans les autres villes du Brésil esclavagiste, déjà hanté par la plus importante des révolutions modernes, la révolution haïtienne (1791-1804). Il convient de rappeler que la pratique de l’haïtianisme, comprise comme une conspiration ou une incitation à la révolte, pouvait conduire les esclavagisé-e-s à la prison (ou aux cachots) dans le Brésil du début du XIXe siècle. La révolte des Malês, terme Nagô désignant les esclavagisé-e-s musulman-e-s, donna lieu à de nouvelles pratiques policières contre les Africain-e-s dans la monarchie brésilienne. Une révolte significative si on considère qu’elle se produisit dans une ville dont seule 25% de la population était blanche, et qu’elle réalisa une jonction entre les luttes des esclavagisé-e-s africain-e-s et celles des Afro-brésilien-ne-s né-e-s libres ou esclaves. Dans une société où l’esclavage était un mode de production, où les seigneurs des engenhos (plantations et installations destinées à la fabrication du sucre) n’étaient pas les seuls à posséder des esclaves, car c’était aussi le cas des petit-e-s commerçant-e-s et des professionnel-le-s libéraux, et où la population pauvre d’origine africaine, ancien-ne-s esclavagisé-e-s ou affranchi-e-s avait augmenté, le Spartakisme a pris sa dimension la plus intense. Selon Claudio Medeiros (2012) :
Aux yeux du propriétaire d’esclaves, la présence de l’homme noir dans la vie urbaine traçait une ligne entre esclaves et autorités policières, surtout après le soulèvement de Malês en 1835 à Salvador. Il faut penser qu’à Rio de Janeiro, en 1849, 48,8 % de la population urbaine était composée de « bras », asservis ou affranchis. Une population habilement insérée dans la division du travail impérial, qui se déplaçait dans la machine économique urbaine, travaillant comme maçons, cordonniers ou marchands de fruits et légumes, blanchisseuses, barbiers, gens de maison, etc., qui partageaient parfois une même foi et une même langue maternelle. La Cour avait vécu la fin de la décennie de 1840 dans une angoisse qu’entretenaient les rumeurs de soulèvements d’esclaves dans les fazendas voisines – à Campos, Valença, Vassouras, etc. Que se passerait-il si l’esprit des insurgés des zones de plantation gagnait les captifs de la capitale qui étaient plus de 100 000?[1]
L’histoire du soulèvement de Malês n’a été mise en lumière qu’au XXe siècle grâce à un travail fait à partir des archives policières de l’époque. Il a donné lieu à une des recherches les plus importantes qui ait été faite sur les révoltes politiques au Brésil, puis à la parution de l’ouvrage de João José Reis, Rebelião escrava no Brasil, a história do levante do Malês em 1835.
Au bilan de la révolte, en dehors des très nombreux exilé-e-s en Afrique, plus de 70 mort-e-s, comme Mama Adeluz, Gertrudes, Flamé, Batanho, Combé, Vitório Sule, Nicobé, Gustard, Noé, Hipólito, Constantino. Si le droit romain condamnait les esclavagisé-e-s rebelles à la crucifixion (Apiano, dans son Histoire romaine, raconte que des milliers de spartakistes furent crucifiés et placés sur la route de Capoue à Rome), dans l’Empire du Brésil, les corps des esclavagisé-e-s furent jetés dans des fosses communes, traitement funéraire qui fut celui de la plupart des personnes réduites en esclavage au Brésil jusqu’à la fin du XIXe siècle.
L’origine d’un concept n’est pas dans un début archétypal, mais accompagne son devenir à travers ses variations historiques. Si la politique et la démocratie sont des butins gréco-romains, les premières révoltes que nous connaissions sont les révoltes des esclavagisé-e-s contre leurs maîtres, la contre-tradition des opprimé-e-s qui nous arrive par la voie latine. Nous devons à Plutarque cette description de Spartacus et de la révolte des Spartakistes, menée par un esclave gladiateur, « plus hellène que thrace »:
L’insurrection des gladiateurs qui causa des ravages en Italie, et qu’on appelle en général « la guerre de Spartacus », eut l’origine suivante. Un certain Lentulus Batiatus avait à Capoue une école de gladiateurs, dont la plupart étaient des Gaulois et des Thraces. En raison d’une injustice de leur maître, et non qu’ils se fussent mal conduits, ils étaient restés en captivité dans l’attente du combat. Deux cents d’entre eux décidèrent de s’échapper, mais ils furent dénoncés. Ceux qui l’apprirent à temps, au nombre de soixante-dix-huit, réussirent à s’échapper, ils prirent des couteaux et des broches dans une cuisine et s’enfuirent précipitamment. Sur la route, croisant des chars qui transportaient des armes de combat de gladiateurs vers une autre ville, ils les pillèrent et s‘armèrent. Puis, ils prirent une place forte et désignèrent trois dirigeants. Le premier d’entre eux était Spartacus, un Thrace nomade, doté non seulement d’un grand courage et d’une grande force, mais aussi d’une sagacité et d’une culture supérieure à sa fortune, plus hellène que thrace. (Plutarque, 1916)
Spartakisme et révolte sont des termes synonymes, car la révolte dans ses premières étapes a toujours été une révolte des esclavagisé-e-s. Les Spartakistes ont marqué le Brésil du XVIIIe siècle. La révolte des Malês n’a duré que trois heures, mais elle a hanté le pays après l’Indépendance, au point de susciter la mise en place d’appareils contre-insurrectionnels. Les réformes urbaines qui ont suivi, ou ce qu’on a appelé plus tard l’haussmanisation de villes comme Salvador et Rio de Janeiro, avaient pour but explicite d’éviter le soulèvement des esclavagisé-e-s.
Walter Benjamin a écrit que les révoltes ne se font pas au nom des descendant-e-s libéré-e-s, mais des ancêtres asservi-e-s, en connexion avec un passé d’oppression. Il est donc possible de faire l’hypothèse d’une continuité reliant les exterminations du présent à celles du passé brésilien. La révolte des Malês hantait les policiers et policières qui attaquèrent et tuèrent des étudiant-e-s brésilien-ne-s en 1968. Ce serait aussi le spectre du Malês qui flottait dans les massacres perpétrés par les groupes de police en 2015, à Osasco et Barueri, et il hante aujourd’hui les assassins de Marielle Franco et des milliers de jeunes gens ou d’enfants tué-e-s par la police dans les bidonvilles du pays.
Traduit du portugais par Claude Bourguignon Rougier.
Références
Apiano de Alexandria. 1913. The Histories of Appian. Livro III. Harvard University Press : 523.
Capo Chichi, Sandro. 2018. « La révolte d’esclaves de 1835 au Brésil ». Nofi Medias.
- Clóvis Moura a également consacré une entrée au soulèvement de Malês dans son Dictionnaire de l'esclavage des Noirs au Brésil. (2013) ↵