60 Maldonado Torres, Nelson
Claudia Bourguignon Rougier
Enseignant à la Rutgers University, à New Brunswick, dans le New Jersey, Nelson Maldonado-Torres est un philosophe qui a participé à la construction du projet Modernité/Colonialité dès les années 1990. Comme Ramón Grosfoguel, il est natif d’une des « plus vieilles colonies de l’Occident, Porto Rico », et c’est aussi dans cette expérience que s’enracine sa réflexion. Secrétaire, puis président de l’Association caribéenne de philosophie entre 2008 et 2013, très engagé dans son travail pour l’association Frantz Fanon, il porte depuis longtemps un intérêt particulier aux questions relatives aux Caraïbes et à l’émigration caribéenne aux États-Unis. Son domaine de recherche est la pensée décoloniale et la question de la décolonisation. Son approche accorde une place centrale à l’éthique et à la colonialité de l’être, concept dont il a exploré les implications. Sa réflexion sur le racisme repose autant sur sa connaissance du corpus théorique décolonial latino-américain que sur la pensée de Frantz Fanon, Aimé Césaire ou Sylvia Wynter. Elle passe par une analyse de l’histoire des Caraïbes, de la pensée panafricaine, des études ethniques ou encore de la situation des émigré-e-s caribéen-ne-s aux États-Unis. Comme Ramón Grosfoguel, cet universitaire accorde une grande importance à l’engagement politique qui est le versant pratique de l’attitude décoloniale, ce qui se traduit, par exemple, par sa participation aux luttes des étudiant-e-s sud-africain-e-s.
Depuis Against war (2008), il développe une réflexion sur la colonialité de l’être qui rencontre souvent celle de Dussel. Dans ce livre, l’auteur se penche sur la naissance de la subjectivité moderne, incarnée dans le personnage du conquérant espagnol Hernán Cortés. Cortés, pris pour un Dieu par les Aztèques, se considérerait lui-même comme tel et agirait en conséquence. Avec le désastre de la Conquête du Mexique se mettrait en place une non éthique de la guerre, qui représenterait « la suspension ou le déplacement radical des relations éthiques et politiques au profit d’une éthique particulière de la mort qui naturalise le massacre et les différentes formes de génocide » (Maldonado Torres, 2016).
Cette subjectivité nouvelle est marquée par ce que Dussel avait identifié comme ego conquiro. Nelson Maldonado Torres prolonge cette réflexion en recourant à des notions comme la « négation ontologique » ou le « scepticisme misanthrope colonial raciste », doute fondamental sur l’humanité de l’Autre, ce barbare.
Le scepticisme misanthrope est le ver au cœur même de la modernité. Les réalisations de l’ego cogito et de la rationalité instrumentale s’inscrivent dans la logique que ce scepticisme misanthrope a aidé à établir. C’est la raison pour laquelle l’idée de progrès a toujours eu, dans le modernité, un champ limité : progrès, oui, mais pour certains seulement. C’est pour cela que les droits de l’homme ne s’appliquent pas de la même façon à tous, une contradiction évidente parmi d’autres contradictions Le scepticisme misanthrope fournit la base permettant d’opter pour l’ego conquiro, le système dans lequel il devient concevable que la protection de certains soit obtenue au prix de la vie d’autres. Cette attitude impériale rend possible une position fondamentalement génocidaire à l’égard des sujets colonisés et racialisés. Avec elle, les sujets coloniaux et racialisés deviennent des sujets « jetables ». (Maldonado Torres, 2007)
Ce scepticisme est donc à la base de la colonialité de l’être, dont Nelson Maldonado Torres développera l’analyse dans On the Coloniality of Being: Contributions to the Development of a Concept (2007). Il rend possible la « négation ontologique» dont nous parle le philosophe portoricain. Et c’est là qu’apparaît le lien entre colonialité de l’être et colonialité du savoir. La Modernité/Colonialité est une sorte de catastrophe métaphysique qui naturalise la guerre, idée que nous retrouverons plus tard dans les Ten Theses on Coloniality and Decoloniality (2016).
Pour ce qui est de la conception de l’humanité qui la sous-tend et des rapports humains qu’elle produit, la Modernité/Colonialité constitue une véritable catastrophe. À partir de ce moment-là, les populations mondiales ont été divisées en fonction de degrés d’humanité, et plus seulement des pratiques ou croyances spécifiques qui étaient les leurs. Cette catastrophe peut être qualifiée de métaphysique parce qu’elle a transformé la signification et les relations de domaines de base de la pensée et de l’être, en particulier le rapport entre le soi et l’autre, ou la temporalité et la spatialité. (Maldonado Torres, 2016)
Cette catastrophe, qui aboutit à l’existence de ce groupe de Damnés dont Fanon a analysé l’expérience, amène le philosophe à poser la question de l’identité de l’Europe et de la modernité. Il considère en effet que c’est cette expérience qui permet, oblige, l’Europe à comprendre sa propre identité et la réalité de son projet historique. En ce sens, son travail trouve un écho dans la perspective du français Norman Ajari qui pose lui aussi la nécessité de partir de l’expérience de l’esclavage pour penser la modernité et la non éthique de l’homme blanc.
La non éthique de l’homme blanc imprime sa marque même aux réalisations les plus « éthiques » de l’Occident, comme l’idéologie des droits humains. Dans le sillage d’autres auteurs décoloniaux et autrices décoloniales, entre autres Ramón Grosfoguel, Catherine Walsh et Aníbal Quijano, Nelson Maldonado Torres a écrit l’article « On the Coloniality of Human Rights » en 2017. Il y revient sur sa généalogie du système des droits humains, son inscription à l’intérieur d’un projet humaniste de plus en plus marqué par la sécularisation. Pour lui, cette idéologie qui prend forme au XVIIIe siècle constitue une transformation du discours de la « chaîne de l’être au Moyen Âge » parce que l’idée de chaîne, et la pensée analogique qui la sous-tendait, s’efface au profit du tracé d’une ligne de démarcation entre le divin, l’humain et l’animal. Cette ligne apparaît au XVIe siècle, dans l’œuvre de l’humaniste Pico della Mirandola, Oratio de hominis dignitate, remaniement de l’histoire chrétienne de la Rédemption. Cette nouvelle Genèse place l’humain entre Dieu et les animaux, l’humain s’affirmant comme doué d’une ouverture et de possibilités absentes dans la « Nature ». Et ce discours se présente comme celui de la dignité. Un saut qualitatif se produira lorsque cette dignité, à la fin du XVIIIe siècle, ne sera plus une simple assertion mais prendra la forme d’une Déclaration. Un nouvel ordre social se construira à partir de cet ordre discursif inédit qui avait commencé à émerger au XVIe siècle. Il passerait entre autres par le discours de la méthode de Descartes, l’essai sur l’entendement humain de Locke, le traité sur la nature humaine de Hume et, plus tard, par le discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau. Des discours tous constitutifs de la colonialité du savoir.
Au XXe siècle, Fanon et Césaire contre-attaqueront ce discours structurel de la modernité, réalisant ce que Sylvia Wynter nomme une nouvelle oratio. Un tournant décolonial. Si les philosophes modernes avaient remis en question le discours chrétien, Césaire et Fanon remettront en question l’ordre moderne colonial et ses narrations et ce, à partir de l’expérience vécue des colonisé-e-s. Ils déconstruiront ce discours qui, pour faire une nouvelle place à l’humain, doit le séparer de la nature et des animaux. Ils montreront que le concept de l’humain qui s’impose passe par une ligne de couleur qui distingue les humains des autres et fait mesurer l’humanité en terme de degrés. Il est indispensable de comprendre que la ligne manichéenne qui se trace alors joue un rôle aussi important dans la constitution de la modernité et la montée du discours des droits humains que le phénomène de la sécularisation. Cette ligne divise le monde en zones claires, celles de la civilisation, des droits humains et zones d’ombre, celles où il n’ y a pas de droits mais la mort prématurée et la torture. Césaire et Fanon se demandent qui parle au nom de l’humain dans le discours des droits humains, qui sont ces expert-e-s qui expliquent aux colonisé-e-s qu’ils et elles ont des droits. Au XXe siècle, la Déclaration universelle des droits humains sera la nouvelle forme du discours des droits humains, qui incorporera la nation au nouvel ordre mondial (Cours de justice internationales, ONU, etc.). Nelson Maldonado Torres estime que la suite de la décolonisation a montré que, souvent, les droits humains étaient le cheval de Troie d’un impérialisme culturel. Il considère nécessaire autant qu’ardu de construire une théorie critique des droits humains, du point de vue de la décolonisation, dans la lignée de ce qui a déjà été fait par la philosophie de la libération et son éthique de l’altérité.
Cette question de la décolonisation est au centre de ses travaux. La décolonisation en acte passe par une lutte, aux cotés des damné-e-s du XXIe siècle. Il s’en suit que
l’enjeu continue de résider dans la lutte contre les relations coloniales formelles, mais aussi dans l’élaboration de stratégies d’opposition et de changement orientées contre les dimensions coloniales, racistes et déshumanisantes des États-nations et d’une matrice de pouvoir mondiale que l’on ne saurait réduire à sa dimension capitaliste. (Maldonado Torres, 2011)
Fanon lui-même, dans Les Damnés de la terre, mettait en garde contre les propositions qui réduisent le problème du colonialisme et du racisme à une problématique de classe. La décolonisation, en Amérique ou en Afrique, c’est aussi sortir des narrations centrées sur les épopées indépendantistes du XIXe et XXe siècles. Ces narrations identifient la décolonisation à l’indépendance, légitiment la modernité et sont au centre de la formation des citoyen-ne-s et de l’éducation. Ces narrations font de l’État-nation la structure politique qui a permis de sortir du colonialisme et d’entrer dans la modernité. L’échec relatif de la forme État-nation dans les ex pays colonisés et celui de la tentative d’homogénéiser les populations devraient pourtant amener à revenir sur ces mythes fondateurs.
La décolonisation passe par l’adoption d’une attitude décoloniale. L’attitude décoloniale prend naissance dans un cri d’effroi face à cette politique létale de la modernité, à ce monde moderne/colonial qui transforme une partie de l’humanité en rebut. Elle s’enracine dans cette exhortation de Fanon dans Peaux noires, masques blancs :
Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge.
Elle est une corpopolitique et débouche sur une politique de l’amour.
Mon dialogue avec les travaux de Frantz Fanon et Chela Sandoval m’amène à théoriser l’attitude décoloniale comme une attitude d’amour ou ce que Sandoval appelle « l’amour décolonial ». L’amour décolonial est une expression de notre désir d’un autre être humain dans un espace où les corps, les connaissances et les expériences sont séparés et cloisonnés. Je vois l’amour décolonial comme une forme de connexion et d’interrelation, comme la racine de l’intérêt dans la recherche de la communication et de la connexion érotique avec les autres personnes. Cet amour est dangereux dans la Modernité/Colonialité, car il essaie de franchir les frontières établies et de créer de nouvelles façons d’être, de pouvoir et de savoir. L’amour décolonial implique l’aptitude à reconnaître nos limites face à ce que nous ne connaissons pas mais aussi à montrer notre colère face à tout ce qui conduit à toutes sortes de séparations déshumanisantes. L’amour décolonial conduit au désir de former une communauté d’insurgés contre la colonisation et joue un rôle crucial dans la rencontre intra-et inter-culturelle entre les groupes subalternes eux-mêmes. Sans ce genre d’amour, le moi traumatisant ou le moi traumatisé de la Modernité/Colonialité peut même conduire à la critique de la coexistence d’une sorte d’hybris qui empêche la formation d’une communauté contre la colonisation dans le processus de création d’un monde où de nombreux mondes peuvent se relier les uns aux autres et où ils créent de nouveaux mondes. (Barroso Tristán, 2016)
L’art est un des domaines dans lesquels les racialisé-e-s peuvent élaborer des stratégies d’opposition au racisme et à la déshumanisanisation du monde actuel. Dans El arte como territorio de resistencia (2017), Nelson Maldonado Torres écrit que « Dans le monde moderne/colonial, la résistance dans son sens le plus radical devrait peut-être être comprise comme un effort de re-existence ». Il définit la re-existence comme une irruption, ce qui nous renvoie à ce cri d’effroi face à la létalité du monde. Il la met en rapport avec la problématique de la dépossession, du déplacement forcé, qui caractérise notre époque et met la question du territoire au centre de tant de luttes.
Références
Maldonado Torres, Nelson. 2011. « Con Fanon, ayer y hoy ». Kaosenlared.
https://kaosenlared.net/con-fanon-ayer-y-hoy/
Maldonado Torres, Nelson. « Sobre la colonialidad del ser. Contribución al desarrollo de un conceptoé ». Dans El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, sous la dir. de Santiago Castro Gómez et Ramón Grosfoguel : 136. Bogotá : Siglo del hombre Editores.
Maldonado Torres, Nelson. 2007. Against War. Views from the Underside of Modernity. North Carolina : Duke University Press.
Maldonado Torres, Nelson. 2016. « Outline of Ten Theses on Coloniality and Decoloniality ». Fondation Frantz Fanon : 11.
http://fondation-frantzfanon.com/outline-of-ten-theses-on-coloniality-and-decoloniality/
Maldonado Torres, Nelson. 2017. « El arte como territorio de re-existencia: una aproximación decolonial ». Iberoamérica Social: revista-red de estudios sociales VIII : 26.
http://iberoamericasocial.com/arte-territorio-re-existencia-una-aproximacion-decolonia
Barroso Tristan, José María. 2016. « Descolonizando. Diálogo con Yuderkys Espinosa Miñoso y Nelson Maldonado-Torres ». Iberoamerica social : 17.
Maldonado Torres, Nelson. 2017. « On the Coloniality of Human Rights ». Revista Crítica de Ciências Sociais. 114.
http://journals.openedition.org/rccs/6793
Les lect.eur.rice.s trouveront de nombreux articles en anglais sur le portail de l’auteur.
https://rutgers.academia.edu/NelsonMaldonadoTorres
Le livre Penser l’envers obscur de la modernité, publié en 2014 aux Pulim de Limoges offre la traduction française de deux articles en français de Nelson Maldonado Torres, À propos de la colonialité de l’être : contributions à l’élaboration d’un concept ainsi que Actualité de la décolonisation et tournant décolonial.