55 Inti Raymi
Claudia Bourguignon Rougier
Ceux qui ont envahi, conquis et massacré la population indienne sont arrivés il y a cinq cent ans et leurs descendants sont toujours au pouvoir. Nous, nous réclamons nos droits en toute légitimité. (CONAIE, 1990)
L’Inti Raymi, la fête du Soleil, de 1990, c’est la décolonialité en acte. À cette date, c’est-à-dire avant la parution des grands textes critiques du courant décolonial, qui suivront l’anniversaire du cinquième centenaire de la « Découverte », les Indien-ne-s de nombreuses régions de l’Équateur se soulèvent à l’appel de la CONAIE (Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur). Cette dernière est une organisation créée quelques années auparavant. Elle marque un changement dans les luttes indiennes qui ont gagné en autonomie par rapport aux partis traditionnels. Ce soulèvement créa une véritable stupeur dans un pays où existait pourtant une remarquable tradition de révoltes depuis la Conquête. Les actrices et acteurs eux-mêmes ne s’attendaient pas à un tel succès. Il est certain qu’une fois de plus, la question de la terre fut au centre du mouvement.
Mais cet appel de la CONAIE fut seulement le relai d’une démarche autonome des communautés et des cabildos (assemblées indigènes). Pour des historien-ne-s du mouvement comme Pablo Ospina, la CONAIE fut beaucoup plus le produit du soulèvement que sa cause. L’année 1990 créerait le succès et la force de rassemblement de la CONAIE.
Le mouvement, plus suivi en région andine qu’en région amazonienne, désorganisa la vie nationale au début du mois de juin 1990. Les Indien-ne-s paralysèrent le pays, coupant les routes, occupant des grandes propriétés terriennes, gênant l’approvisionnement des villes, empêchant la tenue de marchés ou affrontant les forces de police.
Il ne s’agissait pas seulement d’obtenir des réponses à des revendications anciennes ni d’exiger la reconnaissance d’une identité culturelle ou ethnique. Le but, manifeste dans la liste de revendications présentée par la CONAIE, était de s’affirmer non pas en tant qu’ethnies mais en tant que nationalités.
Ils ont affirmé la catégorie des nationalités contre celle des ethnies, car ils considéraient que cette dernière était une dénomination extérieure au mouvement (…). En s’affirmant en tant que nationalités, ils ont remis en question le caractère « uninational » de l’État, qu’ils percevaient comme la continuation de la domination coloniale et ont refusé de se se dissoudre dans l’identité nationale métisse. (Rodriguez, 2012 : 208)
Les seize points de la liste des revendications de la CONAIE comprenaient, entre autres, la résolution des conflits fonciers, l’annulation des dettes envers les banques de développement, la prise de responsabilité de l’État dans l’éducation bilingue et l’autodétermination territoriale, mais aussi la reconnaissance des nationalités autochtones, de territoires autonomes en Amazonie et le passage à un État plurinational. Et ces demandes furent celles qui soulevèrent le plus de rejet.
Ce Mandato por la defensa de la vida y los derechos de las nacionalidades indígenas fut finalement pris en compte par le gouvernement qui prétendit presque aussitôt que les Indien-ne-s étaient manipulé-e-s — un classique depuis la Colonie — et leur demanda d’arrêter leurs actions s’ils et elles voulaient négocier.
Puissant, déterminé, le mouvement n’arriva pas, finalement, à établir un véritable dialogue avec le gouvernement. Mais c’était la première fois qu’un mouvement indigène autonome et national se manifestait avec une ampleur aussi spectaculaire. Et il y avait là le début d’un processus qui aboutirait à changement social profond. Plus tard, en 1998, la Constitution reconnaîtrait le caractère multiculturel de la nation, le droit des indigènes à une certaine forme d’autonomie.
À peu près à la même époque, celui qui fut le leader charismatique de la CONAIE, Luis Maca, écrirait :
Pour le mouvement indigène, le pouvoir réside dans les communautés, dans la capacité réelle et effective qu’ont nos organisations, la commune, le centre, la coopérative, de décider de manière souveraine, indépendante, participative, juste et éthique du destin de chaque peuple, de chaque personne. C’est là que réside l’essence du pouvoir.
Ce que le mouvement indigène a toujours proposé, c’est une construction du pouvoir par le bas, par les bases, par les fondations. L’idée n’est pas nouvelle. Aujourd’hui, on dit que les Indiens voulaient prendre le pouvoir, mais il ne s’agissait pas d’attaquer le Congrès national, le palais du gouvernement. En réalité, il s’agissait de mettre en place des mécanismes, non pas pour prendre le pouvoir, mais pour ouvrir l’espace politique à la construction d’un pouvoir démocratique et participatif. (Maca, 2000)
La diversité culturelle, la reconnaissance de l’interculturalité, la revendication d’un État plurinational commencèrent à faire partie du débat politique après le soulèvement d’Inti Raymi. Et il est remarquable que ce soulèvement indien ait réussi à réunir autour de lui la plupart des secteurs populaires opposés au système néolibéral depuis les années 1990. Le soulèvement de 1990 rendit possible la démocratisation de la société équatorienne dans son ensemble. C’est là qu’apparaît la puissance de l’inflexion décoloniale : un groupe racisé, de par la position cruciale qu’il occupe dans la société, en remettant en question la domination dont il est victime, conteste la structure globale de la société et, en particulier, un nationalisme intrinsèquement lié au racisme. Pour les mouvements indiens d’Amérique latine, le soulèvement de l’Inti Raymi joua un rôle fondamental et leur plateforme de revendications inspira celle d’autres organisations et mouvements.
Références
Macas, Luis. 2000. «Diez años del Levantamiento del Inti Raymi en Ecuador». América latina en Movimiento.
https://www.alainet.org/es/active/764
Rodriguez, Edwin. 2012. Movimientos indígenas, identidad y nación en Bolivia y Ecuador. Una genealogía del estado plurinacional. Quito : Abya Yala.
Taylor, Anne-Christine. 1994. « Santana R. Les Indiens d’Equateur, citoyens dans l’ethnicité ? ». Journal de la Société des Américanistes. Tome 80 : 358-366.
www.persee.fr/doc/jsa_0037-9174_1994_num_80_1_1568
Zibecchi, Raul. 2019. « De la Comuna de Quito al estallido en Chile ». Ecuador, 1ª parte. Entrepobos.
https://www.entrepobos.org/news/de-la-comuna-de-quito-al-estallido-en-chile-ecuador-1a-parte/