53 Indépendances latino-américaines et caribéennes
Sebastien Lefévre
Nous n’avons pas intitulé cette entrée indépendance d’Abya Yala car la vision qui est présentée dans tous les ouvrages est celle de l’« Amérique latine » ou de la Latino-amérique ou hispano-amérique, etc. Et cette vision reflète l’orientation européocentrée du regard. En effet, prenons l’exemple de la figure quasi mythique des Indépendances : Simón Bolívar. Aux yeux de tous et de toutes, il est vu comme le libérateur de l’Amérique du Sud. Cependant, Bolívar n’est pas le premier libérateur et pas non plus le plus grand. En effet, la première indépendance est celle arrachée par des milliers d’esclavagisé-e-s de l’île française de Saint Domingue (ultérieurement République d’Haïti), en 1804, une vingtaine d’année avant Bolívar… Or, bon nombre d’ouvrages font la part belle au Libérateur sans mentionner l’exploit des hommes et des femmes de Saint Domingue qui ont dû lutter contre une coalition militaire européenne unie pour l’occasion. Il est intéressant de poser cette absence ou plutôt cette omission qui pourrait être considérée comme un lapsus colonial! Haïti représente une rupture paradigmatique dans la modernité occidentale car elle réfute de fait tous les arguments coloniaux à l’égard des « Nègres » et constitue de fait un mouvement décolonial victorieux.
Le paroxysme de tout cela est que, sans Haïti, Bolívar n’aurait pas pu mener à bien ces fameuses campagnes de libération. Alors qu’il était en difficulté, ce dernier a demandé de l’aide au seul pays qui ait accepté de le recevoir : Haïti. Le gouvernement d’Haïti a accepté de donner armes, volontaires et bateaux à la seule condition qu’il libère partout où il gouvernerait les esclavagisé-e-s. Sauf que Bolívar n’a jamais accompli cette condition malgré l’aide qu’il avait reçue. Il ira même jusqu’à exécuter un chef afrodescendant, José Prudencio Padilla, sous-prétexte que ce dernier aurait conspiré contre lui et aurait envisagé une guerre raciale, étant donné que Padilla bénéficiait d’un certain aura parmi les esclavagisé-e-s. Il faut dire que la révolte victorieuse d’Haïti hantait les esprits et les élites créoles « blanches » avaient peur de perdre leur suprématie.
Par ailleurs, il faut signaler que derrière chaque grand libérateur « créole » (criollo), c’est-à-dire descendant d’européen, se profile des descendant-e-s d’Africain-e-s. Souvent les chefs militaires allaient recruter parmi les esclavagisé-e-s pour grossir les troupes, leur promettant leur libération. Par conséquent, sans les troupes afrodescendantes, les victoires n’auraient pas été aussi nombreuses. Nous pourrions avancer que cet argument est valable autant pour les libérateurs que pour les tenants du pouvoir péninsulaire car les afrodescendant-e-s luttaient pour ceux et celles qui leur promettaient la liberté, peu importe le bord. Il s’agit bien évidemment d’un positionnement stratégique.
En outre, d’autres afrodescendant-e-s ont joué un rôle majeur dans les processus d’indépendance, et ce, dès les débuts de la conquête. Les premiers indépendantistes étaient ceux qui ont été mal nommés Noirs marrons. Dénomination assignée une nouvelle fois par les représentants de l’ordre colonial. « Marron » viendrait de l’espagnol cimarrón qui désignait le bétail échappé du troupeau et qu’il fallait rechercher. Il serait nécessaire d’opérer une réflexion quant à ce problème de catégorisation. Certes, ce mot représente la résistance, la rébellion, la fuite des esclavagisé-e-s, mais il ramène ces derniers et dernières à une dimension animale problématique. Quoiqu’il en soit, les premiers territoires libres d’Abya Yala ont été libérés par les Africain-e-s esclavagisé-e-s. Les plus connus sont Yanga, qui a sévi près de l’actuel Veracruz au Mexique (XVIe et XVIIe siècles) et Benkos Bioho près de Cartagena en Colombie (XVIe et XVIIe siècles). Il y eut également Nanny en Jamaïque (XVIIIe siècle), Zumbi au Brésil (XVIIe siècle), Mabucha Algarín au Vénézuela (XVIIIe siècle) ou encore Illescas en Équateur (XVIe siècle).
Ces noms sont les plus connus mais il y en avait sûrement d’autres, qui n’ont pas été recensés ou dont la mémoire n’a pas gardé trace. Néanmoins, les groupes de rebelles sont tous arrivés à faire respecter leurs territoires et autonomies respectifs, où le pouvoir colonial ne pouvait pas entrer. Il s’agit bien d’une souveraineté à part entière.
Par conséquent, il n’est pas possible, comme c’est le cas actuellement, de se contenter uniquement des figures tutélaires descendantes d’Européen-ne-s telles que Simón Bolívar, car derrière chaque figure historique officielle se profile un-e afrodescendant-e tout aussi fondateur et fondatrice des territoires d’Abya Yala. Nous pourrions citer le cas, pour Cuba, de José Martí et d’Antonio Maceo. Le premier est excessivement connu pour son rôle dans l’indépendance de Cuba et de la même façon que Simón Bolívar, il monopolise pratiquement tout le discours révolutionnaire, alors qu’Antonio Maceo a joué un rôle prépondérant pour libérer l’Est de l’île, mais ne bénéficie de la même reconnaissance ni dans l’imaginaire ni dans les faits. Faut-il préciser que Maceo est afrocubain et que l’Est du pays est peuplé majoritairement par des descendant-e-s d’Africain-e-s de Cuba et de la Caraïbe. D’ailleurs, toute sa famille a participé à la guerre d’indépendance.
À ce propos, deux chefs d’État de la Caraïbe et de l’Amérique du sud ont reconnu ces mouvements fondateurs. Le premier fut Fidel Castro qui avait reconnu, lors d’un discours, que les premiers révolutionnaires étaient les marron-e-s de Cuba. Quant à Hugo Chávez, lors du tremblement de terre de 2010, il s’était empressé d’envoyer des vivres et du matériel pour venir en aide au peuple frère d’Haïti, car selon ses propos, Haïti avait aidé Bolívar dans son entreprise de guerre d’indépendance et il fallait rendre ce geste de solidarité.
Références
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De Fridemann, Nina S. 1993. La saga del negro, presencia africana en Colombia. Bogotá : Universidad Javeriana.
Laviña, Javier, et José Luis Ruiz-Peinado. 2006. Resistencias esclavas en las Américas. Madrid : Doce Calles.
Lucio Acosta, Carlos. 1983. « Yanga, primer pueblo libertador de América ». Universidad Veracruzana 2 (20) : 41-42.
https://cdigital.uv.mx/bitstream/handle/123456789/47777/ExtensionNo20Pag41-42.pdf?sequence=1&isAllowed=y
Navarrete, María Cristina. 2003. Cimarrones y Palenques en el siglo XVII. Santiago de Cali : Universidad del Valle.