46 Féminicide
Claudia Bourguignon Rougier
Le féminicide n’est pas une simple question de rapports hommes-femmes, nous dit Rita Segato (2018b). Il est l’expression d’une stratégie de mort des États modernes. En « Amérique latine », il s’enracine dans ce que Maria Lugones a été l’une des premières à analyser, soit le processus pervers par lequel les hommes colonisés, dominés par les Conquérants, ont accepté le contrat de dupes qu’on leur proposait. Certes, ils étaient contraints de travailler pour les Blancs et les Blanches, mais ils pouvaient reproduire avec leurs femmes les rapports d’exploitation et de hiérarchie qu’ils subissaient. Une forme de collaboration que l’on peut mettre en parallèle avec le rôle des anciennes élites andines, les curacas, qui devinrent, après la Conquête, le vecteur de la domination des peuples indiens par les Espagnol-e-s. C’est ainsi que s’est mise en place une instrumentalisation des femmes par les hommes colonisés et, dans ce contexte, une vision dégradante de ces dernières a pu se développer. Elles ont été réduites à des sous-êtres, sont devenues inférieures aux inférieurs, en dessous de ceux qui étaient déjà en dessous de la « ligne de l’être » (Santos, 2007). Cette généalogie qui établit l’existence d’une sorte de transfert de pouvoir permet de comprendre celui de tuer dans une perspective coloniale.
L’idée d’une stratégie de mort est reprise par des nombreuses féministes décoloniales. L »Italo-mexicaine Francesca Gargallo a été parmi les premières à dénoncer les féminicides de Ciudad Juarez à la fin des années 1990, travaillant avec les mères de Ciudad Juarez, collaborant avec des associations indiennes. Pionnière, elle a dénoncé le rôle de l’État, établissant une responsabilité qui tient à sa permissivité. Elle constate que le phénomène du féminicide est le signe d’un délitement global de la société.
Pour Rita Segato, la culture de la violence machiste, dont le féminicide est une des manifestations, a pu s’établir grâce à une modification du seuil de tolérance des populations. Ce qu’elle appelle la « pédagogie de la cruauté » programme les personnes pour que ce seuil évolue. C’est une pédagogie de « chosification » : « il s’agit de faire de la vie et des corps des choses : la chose-corps la chose-nature (…) » (Segato 2018b). Elle renvoie le féminicide à la relation particulière qui s’établit entre ce système d’objets et les dueños, littéralement les propriétaires ou les maîtres. Les Méxicain.e.s, par exemple, vivraient une époque de dueñidad, due à l’accélération de la concentration de la richesse et à la fusion des fonctions entrepreneuriales et politiques dans le système de représentation mexicain. Les « seigneuries » s’étendent de plus en plus dans une monde re-féodalisé et l’espace public, lui, rétrécit de plus en plus.
La transféministe mexicaine Sayak Valencia, dans son livre Capitalisme gore, parle de « necro-empoderamiento ». Elle fait allusion au croisement entre des logiques d’enrichissement rapide, de socialisation violente de certaines populations masculines et des logiques néolibérales, dans les zones frontalières comme celle de Tijuana. Dans ce contexte, crime organisé, division des sexes et usages prédateurs des corps convergent. Son idée est que le crime organisé n’est pas le seul lieu qui produit cette violence; l’origine est économique. La violence se construit aussi comme subjectivité dans le cadre d’une distribution internationale du travail. Les bases de ce capitalisme gore sont la colonialité du pouvoir, la masculinité machiste (qui s’est élaborée avec les États-nations, faisant de la masculinité une machine de guerre au service de l’État), la précarisation des populations et l’acceptation frénétique du non-projet néolibéral. Valencia parle d’un sujet endariago (monstrueux, dragon) recruté par la machine nécropolitique : cet homme nié dans ses fonctions de chef de famille et recyclé dans la violence. Il s’agit d’une forme de biopouvoir mexicain. Pour elle, il faut détisser le lien entre cette subjectivité tératologique et le machisme d’État.
Références
Gargallo, Francesca. 2008. « Libre (para una oración por Juarez) ». Francesca Gargallo. La calle es de quien la camina, las fronteras son asesinas. Consulté le 26 novembre 2019.
https://francescagargallo.wordpress.com/ensayos/ensayos-letras/libre-oracion-por-juarez/
Segato, Rita. 2018a. « Crueldad : pedagogías y contra-pedagogías. ». Lobo suelto. Consulté le 26 novembre 2019. http://lobosuelto.com/crueldad-pedagogias-y-contra-pedagogias-rita-segato/
Segato, Rita. 2018b. « Colonialité et patriarcat moderne : expansion du domaine de l’État, modernisation et vie des femmes ». Revue d’études décoloniales (3). Version française de « Colonialidad y patriarcado moderno : expansión del frente estatal, modernización, y la vida de las mujeres ». Dans Tejiendo de otro modo. Feminismo epistemologias y apuestas descoloniales en Abya Yala. Sous la direction de Yuderkis Espinosa Minoso, Diana Gómez Correal, Karina Ochoa Muñoz, 75-91. Popayán : Editorial Universidad del Cauca.
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/12/rita-segato.pdf
https://www.escuelaformacionpolitica.com/uploads/6/6/7/0/66702859/01_tejiendo.pdf
Valencia, Sayak. 2019. « La violence devient un écosystème et un espace de production de sens : la mort ». Revue d’études décoloniales (4). Version française de « La violencia se está convirtiendo en un ecosistema y en un espacio de producción de sentido : sentido de muerte ». Dans Feminismos a la contra. Entre-vistas al Sur Global. Sous la direction de Luis Martínez Andrade, 215-226. Santander : La vorágine.
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/necroscopique.pdf
https://www.academia.edu/40464954/Feminismos_a_la_contra._Entre-vistas_al_Sur_Global