43 Extractivisme

Claudia Bourguignon Rougier

En général, on définit l’extractivisme comme l’exploitation massive des ressources de la nature ou de la biosphère sans retour vers ces dernières, un processus qui participe donc massivement à la crise énergétique et au changement climatique. Pour l’Uruguayen Eduardo Gudynas qui a inventé le néologisme, l’extractivisme représente les activités minières mais aussi l’exploitation pétrolière, les monocultures d’exportation, la pêche intensive, une exploitation industrielle de la nature liée à la globalisation économique. Toutes ces formes d’extractivisme sont présentes en « Amérique latine », la plus développée restant l’activité minière, avec exploitation à ciel ouvert, que l’on trouve absolument dans tous les pays. Mais l’agriculture intensive, soja, maïs, palmier à huile, s’est énormément développée en Argentine, au Brésil, en Bolivie, en Colombie et en Amérique centrale. L’élevage bovin intensif dont on connaît les conséquences dramatiques pour l’érosion des sols est également important, et il faut ajouter à cela les fronts pétroliers toujours en expansion au Mexique, zuela, Colombie et Brésil, ou celui du gaz en Équateur et en Bolivie, ou encore l’intense activité liée à la construction de méga barrages pour produire de l’électricité et rendre navigables d’énormes tronçons de fleuves (4500km de fleuves interconnectés au centre du continent).

Tous ces fronts avancent, et il ne s’agit pas d’initiatives isolées; il convient de les voir comme des moments d’un projet. Fait particulièrement remarquable, tous les gouvernements, depuis bientôt deux décennies, encouragent l’extractivisme et, plus encore, ne voient de solution que dans ce type d’économie. Gouvernements conservateurs, gouvernements progressistes, pour tous, le slogan est le même : extractivisme = développement.

Raúl Zibechi (2019), journaliste uruguayen, dans un article très pointu sur l’Amazonie, déconstruit la généalogie de l’extractivisme en « Amérique Latine ». Il montre qu’il s’agit d’un projet qui remonte à loin, aux temps de la dictature brésilienne des années 1970 et à l’idée qui avait déjà germé alors de promouvoir une « Amérique du Sud intégrée », dans laquelle le Brésil jouerait un rôle déterminant. En fait, c’est un projet de type impérialiste, à l’échelle du continent. Pour Zibecchi, au-delà du caractère apparemment dispersé des divers projets et réalisations extractivistes existant sur le contient, il importe d’identifier une logique globale qui s’appuie sur des institutions et des organismes dont la plus importante est l’IIRSA, une logique qui sert les intérêts des multinationales et des États du Premier Monde et du Brésil.

C’est  au début des années 2000 que le président brésilien de l’époque, Cardoso, posa les bases du projet d’Intégration Régionale Sud-américaine (IIRSA) et définit l’objectif « de travailler ensemble », en dirigeant sans imposer, pour « résoudre nos problèmes internes, qui sont nombreux ». Il ne faisait que reprendre ce qui avait été déjà proposé dans les années 1990, au moment ou le virage néolibéral s’affirmait dans le monde. Mais il se trouve qu’à ce moment-là, en « Amérique latine », un décalage s’était produit avec l’histoire sociale en Europe ou aux États-Unis, dans la mesure où de puissants mouvement sociaux indiens et afrodescendants s’étaient affirmés, obligeant les gouvernements à prendre en compte les revendications populaires. Cela expliquait donc un certain retard dans la mise en place de ces mesures extractivistes, mais le discours de Cardoso, homme de droite, serait repris grosso modo par le président « progressiste », Lula.

L’extractivisme est un phénomène qui rend compte de l’intensification de la colonialité du pouvoir. En effet, si dans les années 1960, les pays latino-américains avaient cherché à sortir de la dépendance et à créer des économies nationales, aujourd’hui, ils ont renoncé à ce projet. Leur rôle historique d’exportateurs de matières premières, qui avait commencé dès la Conquête, s’est en fait renforcé. Comme l’écrit Alberto Acosta (2014) :

L’extractivisme a été une constante de la vie économique, sociale et politique de nombreux pays du Sud. Ainsi, avec plus ou moins d’intensité, tous les pays d’Amérique latine subissent cette pratique. Cette dépendance à l’égard des métropoles, par l’extraction et l’exportation de matières premières, est restée pratiquement inchangée jusqu’à aujourd’hui. Par conséquent, au-delà de certaines différenciations plus ou moins importantes, la modalité d’accumulation extractiviste semble être au cœur de la proposition productive des gouvernements tant néolibéraux que progressistes.

Si le prix à payer est minoré ou invisibilisé, il est pourtant considérable : désastres écologiques, nouvelles formes de dépendance économique et répression violentes, souvent létales, des populations qui n’acceptent pas d’être spoliées. Autre signe de la colonialité à l’œuvre : les personnes concernées étant souvent indiennes ou noires, la progressive disparition à laquelle elles sont condamnées n’émeut pas les gouvernements ni beaucoup de leurs compatriotes, ce en quoi nous reconnaissons ce racisme fondateur mentionné plus haut.

Le travail qui est mis en jeu dans les projets extractivistes, par exemple la construction de grands barrages comme celui de Jirau au Brésil, rappelle celui qui a caractérisé les pires phases de l’exploitation en « Amérique latine ». On observe-là la réalité d’un lien indissoluble : l’exploitation de la nature à grande échelle suppose celle des humains à grande échelle. Quand l’exploitation met la nature en danger, elle n’épargne pas plus les humains : les mines coloniales du Potosí, les plantations des Antilles, les champs d’hévéas de l’époque du caoutchouc, les mines du Chili ont été des lieux où régnait la violence et la terreur : le travailleur ou la travailleuse, libre ou esclave, y était volé-e, surexploité-e, souvent violenté-e, torturé-e, emprisonné-e, parfois tué-e. Aujourd’hui, à Jirau, la journée de travail dure douze heures; il y a des prisons privées pour les travailleurs et travailleuses récalcitrant-es; des gatos « aident » les travailleurs et travailleuses à se rendre sur les lieux d’extraction contre rétribution, les obligeant à s’endetter; sur place, l’approvisionnement est tellement onéreux que les ouvriers et ouvrières finissent pas perdre de l’argent comme aux pires temps de l’enganche au Brésil ou dans le trapèze du Putumayo. Ce lien indissoluble d’exploitation de l’humain, de la nature et du genre (voir l’augmentation de la prostitution et des abus sexuels liée à l’extension de ces grands chantiers qui transforment parfois un village de 1000 habitant-e-s en une ville de 10 000 personnes) est une constante.

Enfin, ces projets extractivistes sont une catastrophe d’un point de vue environnemental : les industries minières, parce qu’elles exigent d’aller toujours plus loin dans les sols, obligent à remuer profondément les diverses couches de roches, entraînant ainsi des émanations souvent très toxiques; certaines formes d’extraction nécessitent l’emploi de produits chimiques très toxiques, le cyanure ou le mercure par exemple, qui empoisonnent les eaux, les rendent impropres à la consommation et tuent la faune et la flore. L’agriculture et l’élevage intensifs épuisent les sols et ils requièrent des pesticides et des engrais qui provoquent des empoisonnements ou de graves maladies pulmonaires. Plus globalement, l’échelle gigantesque des projets suppose un bouleversement des écosystèmes qui aboutit toujours à leur appauvrissement et souvent à des catastrophes, par exemple avec la destruction des zones humides qui régulent le débit des grands fleuves.

L’extractivisme passe toujours par le sacrifice de certaines populations. Pour toutes les raisons évoquées, les habitant-e-s des zones concernées font doivent faire un choix : céder leurs territoires ou les abandonner. Soit qu’on leur prennent de force, soit que les effets des travaux qui se produisent à proximité entraînent des pollutions ou des dommages tels que rester reviendrait à mourir. Pour éviter ces extrémités, ces peuples se sont engagés dans des luttes acharnées, qu’on désigne souvent sous le terme de luttes socio-environnementales et pour lesquelles ils paient le prix fort. En octobre 2019, 97 leaders indigènes en lutte pour leur communauté avaient été assassinés pour la seule Colombie depuis le mois de janvier. L’extractivisme, depuis la colonisation, nous renvoie aux génocides ou aux ethnocides.

Références

Acosta, Alberto. 2014 [2011]. « Extractivisme et néoextractivisme : les deux faces d’une même malédiction ». Traduction et publication autorisée par l’auteur sur le portail en ligne DIAL. [« Extractivismo y neoextractivismo : dos caras de la misma maldición ». Dans Más allá del desarrollo. Sous la direction de Miriam Lang et Dunia Mokrani Chávez, 83-118 (83-88, 95-104, 113-118). Quito : Abya Yala / Fundación Rosa Luxemburg.]
http://www.alterinfos.org/spip.php?article6236

Gaudichaud, Franck. 2016. « Ressources minières, « extractivisme » et développement en Amérique latine : perspectives critiques ». IdeAs (8).
http://journals.openedition.org/ideas/1684

Zibecchi, Raúl. 2015 [2012]. « BRÉSIL – La nouvelle conquête de l’Amazonie. 1, La rébellion de Jirau ». Traduction et publication autorisées par l’auteur disponible sur le portail en ligne DIAL. [Brasil potencia : entre la integración regional y un nuevo imperialismo. Bogotá : Ediciones Desde Abajo.]
http://www.alterinfos.org/spip.php?article6216

Zibecchi, Raúl. 2019. « La nouvelle Conquête de l’Amazonie ». Dans Le piège de l’abondance. Sous la direction de Nicolas Pinet, 123-163. Paris : Les Éditions de l’Atelier.

Zubizarreta, Miguel. 2018. « La question extractiviste en Amérique latine ». Travail présenté dans le cadre du cours Penser l’Amérique latine contemporaine. France : Institut d’études politiques de Paris.
https://www.academia.edu/39098441/La_Question_Extractiviste_en_Amerique_Latine

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