41 Études transatlantiques afrodiasporiques

Sebastien Lefévre et Paul Mvengou Cruz Merino

Cette réflexion est née à partir de différentes recherches que nous avons menées sur la diaspora africaine en « Amérique latine ». En général, la plupart de ces recherches abordent la question afro du seul point de vue occidental. Du moins, ce sont ces dernières qui ont pignon sur rue. Il existe bien sûr des recherches effectuées par des sujets afrodiasporiques, mais elles ne bénéficient pas souvent des canaux de diffusion dont jouit la recherche occidentale. On pourrait même parler d’une certaine confiscation de la parole des Afrodescendant-e-s. En effet, pour exemple, lors du congrès national d’anthropologie en Colombie, en 2005, sur cinq cents participant-e-s, il y avait seulement deux Afrodescendant-e-s, un Afrocolombien et un Africain. En Colombie, pourtant, la population afro représente, selon les recensements, à peu près 10% de la population totale et, dans ces 10%, il y a des anthropologues et ethnologues afrocolombien-ne-s, mais ils et elles n’avaient pas été invité-e-s. Cependant, il y avait des ateliers sur la nourriture et sur les pratiques esthétiques afrocolombiennes menés par des descendant-e-s d’Occidentaux et d’Occidentales.

Par conséquent, lorsque l’on parle d’études afrodiasporiques, il faut, dans un premier temps, s’interroger sur qui parle mais surtout depuis quelles positions épistémologiques l’on parle. Ensuite, il est nécessaire de s’interroger sur les différentes instances convoquées. Et dans ces instances, l’Afrique n’apparaît pas ou très peu. Un autre exemple révélateur est celui de la présentation d’une série de dix disques qui compilaient des chants religieux afrocubains. Ils ont été présentés lors des journées annuelles organisées par la Casa de África à la Havane en 2007. La compilation avait été à la charge d’une cubaine, descendante d’Européen-ne-s, qui avait été présentée comme une référence de la recherche afrocubaine. Lors de la présentation, il nous a été expliqué que tel chant était dédié à telle divinité ou tel autre chant à telle autre divinité, etc. Or, à aucun moment donné on ne nous a expliqué le contenu de ces chants, car personne ne les comprenait…

Comment est-ce possible? Les chants religieux afrocubains viennent en grande partie de la zone du Nigéria et du Bénin. N’était-il pas possible de faire un travail de traduction avec des personnes qui parlent fon ou yoruba? Il est évident qu’il aurait été possible de le faire; à Cuba, les ambassades africaines sont présentes. Mais, c’est ce possible qui n’est pas envisagé et qui est révélateur d’une vision occidentalocentrée, qui ne pense même pas à convoquer l’Afrique dans les lectures qu’on peut faire des processus culturels afro des Caraïbes et de l’« Amérique latine ». Dans la pensée occidentale, les populations africaines ont laissé leurs cultures respectives lors de la traversée de l’Atlantique et tout ce qui existe sur ces terres ne peut être que métissage ou syncrétisme.

Il convient donc d’élaborer un concept qui puisse inscrire dans son fondement même cette approche. Ce concept pourrait être celui d’études afrodiasporiques, car il reprend le point de départ et prend en compte le point d’arrivée. Ce concept s’inscrit en porte-à-faux des concepts historiques, comme « Amériques noires », qui ôtent leurs trajectoires culturelles et historiques aux populations africaines. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que le « maître » des « Amériques noires » n’a été en Afrique que sur la fin de sa vie. Il aura fait toute sa carrière sans convoquer ce qui se passe en Afrique, contrairement à quelqu’un comme Pierre Verger qui se rendait régulièrement au Bénin pour participer et observer les cultures yoruba originelles afin de les comparer avec celles du « Nouveau Monde ». Et c’est parce qu’il a été en Afrique qu’il a pu écrire son fameux livre Orisha, les dieux Yoruba en Afrique et au Nouveau-Monde.

La position de Pierre Verger semble être la plus honnête et véritablement décoloniale, car il réintègre les populations africaines dans les lectures que l’on peut avoir des cultures afro d’Abya Yala.

Pour notre part, nous avons tenté de délimiter ce que pourrait être de telle études afrodiasporiques. Dans un article intitulé « Propuestas para una « relectura » trasatlántica afrodiaspórica de las Américas Negras a partir del caso mexicano » nous écrivions :

(…) la prise en compte méthodologique et théorique de la transversalité des phénomènes, de pratiques sociales et culturelles issus des sociétés afro-latino-américaines avec d’autres, issus des contextes africains, européens parce qu’ayant été forgé dans le creuset de la Traite, de l’Esclavage et de la Colonisation et de ces conséquences dans la construction des sociétés contemporaines.

La posture transatlantique afrodiasporique n’est pas un dialogue duel afro-centré entre afro-Amérique et Afrique(s) mais une prise en compte de la triangularité des rapports que la Traite-Esclavage et le colonialisme a de fait érigé. Il s’agirait également de faire dialoguer chercheurs et non chercheurs, c’est-à-dire musicien, plasticien, danseur, conteur, qui font de la recherche mais d’une autre façon… des différentes rives pour faire une lecture croisée des phénomènes. (Mvengou Cruzmerino et Lefèvre, 2016 : 25)

Pour terminer, il faut préciser que cette posture n’apparaît que très peu dans le champ d’études décoloniales qui, d’une certaine façon, reproduit une forme de colonialité du savoir.

Références

Bastide, Roge. 1996. Les Amériques noires : les civilisations africaines dans le Nouveau Monde. Paris : L’Harmattan,

Lefèvre, Sébastien, et Paul Mvengou Cruzmerino. 2016. « Propuestas para una « relectura » trasatlántica afrodiaspórica de las Américas Negras a partir del caso mexicano ». Dans Nuestra América Negra. Huellas, rutas y desplazamientos de la afrodescendencia. Sous la direction de Flor Márquez, Inés Pérez-Wilke et Eduardo Cobos, 5-44. Caracas : Ediciones de la Universidad Bolivariana de Venezuela.
https://www.academia.edu/27636768/Nuestra_Ame_rica_Negra_Huellas_rutas_y_desplazamientos_pdf

Verger, Pierre. 1982. Orisha, les dieux Yorouba en Afrique et au Nouveau-Monde. Paris : Métailié.

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