39 E.sy kennenga
Sebastien Lefévre
E.sy Kennanga est un artiste musicien de la Martinique. Il fait partie de la jeune génération. Il est presque difficile de le réduire à cette seule entité territoriale, car il revendique dans ses chansons une identité beaucoup plus vaste qui englobe toute la Caraïbe, mais également l’Afrique, l’Océan indien et la France « métropolitaine ». C’est le cas du titre We are (2013) où il met en avant cette « diversalité », pour reprendre une notion chère à feu Édouard Glissant. En effet, il chante le verbe être à la première personne du pluriel pour refléter ce collectif caribéen, c’est-à-dire « West Indies », mais également « Vincent, lamentinois, martiniquais et puis antillais » et « Caribéen, français, descendant d’Africain! ». Nous avons-là une représentation multiple de la Caraïbe. Par ailleurs, cette diversalité passe aussi par un usage pluriel de la langue : « Je m’exprime en créole, en français et aussi en anglais ». Mais de préciser que cela ne représente qu’un aperçu de ce que sont les Antilles : « Je ne suis qu’un échantillon, car en effet / Chez nous, les couleurs se mêlent! / Plus de nuances que dans un arc-en-ciel ». Cette idée de mélange est reprise dans la mise en scène du vidéoclip, car toute une série de visages apparaissent qui vont du « blanc » au « noir ». Loin de constituer un frein, cette diversalité constitue une richesse : « Un héritage commun plutôt complexe » / « Mais qui aujourd’hui fait notre richesse ».
Et d’ajouter :
Car en vérité différentes cultures sont sorties du même endroit / je ne cesserai de le répéter / nous devons lutter ensemble / se battre pour l’unité / plus de fraternité / l’histoire veut que nous soyons divisés / décrédibilisés / nous devons être sûrs de dire ce que nous visons / car personne ne peut compter sur ceux qui nous ont oppressés / nous ont blessés / nous ont traînés dans la boue ou malmenés dans le passé / nous devons nous organiser pour que le message soit diffusé / nous devons nous mobiliser / monter en haut comme une fusée.
Par conséquent, les textes d’E.sy Kennenga sont intéressants car ils révèlent toute la complexité des peuples de la Caraïbe que l’Occident a voulu enfermer dans une identité. Cette dernière, de par ses processus de mélanges culturels, est un espace qu’on ne peut réduire à une seule entité et exige de penser une certaine unité dans la diversité ou, pour parler en terme décolonial, une pluriversalité.
Or, cette pluriversalité n’est pas pratiquée par les différents États de la Caraïbe. Cuba, par exemple, ne reconnaît pas encore officiellement les présences afrocubaines, elles sont noyées dans une idéologie de classe qui ne permet pas cette reconnaissance. Le contrevenant risque de passer pour contre-révolutionnaire car il va à l’encontre de l’unité postulée par l’approche marxiste (Zurbano Torres, 2015). Les Afroportoricain-e-s, eux et elles, se débattent encore contre les élites qui quémandent une reconnaissance fédérale de la part de l’État américain… Et en ce qui concerne les Antilles françaises, depuis la départementalisation de 1946, la France continue d’avoir un rapport colonial avec ses territoires.
C’est ce rapport que dénonce E.sy Kennenga dans une autre chanson intitulée Un truc de fou. Dans cette dernière, il est question d’une analyse rétrospective de l’expérience du rapport à la métropole. Le chanteur part de ses souvenirs d’école où il a eu la sensation de ne pas exister :
J’apprends l’histoire d’un pays qui me paraît si loin / Et selon certains ne serait pas le mien / Dans les bouquins je ne trouve quasiment rien / sur l’endroit d’où je viens.
Il y dénonce clairement la colonialité du savoir dont les sujets afrodiasporiques des Antilles françaises souffrent. En effet, les programmes scolaires ne sont pas en harmonie avec les réalités pluriverselles des Antilles où il est question d’appliquer les mêmes programmes qu’en métropole. Cette colonialité passe également par l’usage du français à l’école ; il apparaît comme langue du savoir, opposé ou en compétition avec le créole qui est parlé par les enfants : « Avec mes camarades de classe / on parle créole à voix basse ». D’ailleurs, dans son texte, E.sy Kennenga inclut des passages en créole, notamment pour refléter cette relation de domination et les enjeux symboliques que représente la langue : « Paskè yo di nou kréyòl sé ba vyé nèg ki pa fè lékòl » [l’école c’est pas pour les vieux Noirs qui n’ont pas été à l’école].
La violence épistémique se reflète en outre dans l’apprentissage de l’histoire des grands hommes qui n’ont pas de connexion concrète avec l’histoire de la Martinique, mais surtout dans l’incapacité potentielle du sujet afrodescendant-e d’atteindre les mêmes prouesses du fait de la couleur de peau :
J’apprends l’histoire des grands hommes de ce pays lointain / qu’il me sera plus difficile de suivre le même chemin / Certains disent que mon teint serait un frein pour aller loin.
La pertinence du texte d’E.sy Kennenga est qu’il montre le côté subtil de la colonialité :
Je viens de ressentir un truc de fou / Une part de mon histoire me / semble tout à coup un peu floue / L’impression qu’on ne me dit pas tout / De mon histoire on m’a caché un grand bout.
C’est de l’ordre du ressenti, de l’impression, car la colonialité est présentée d’une façon tellement naturelle qu’elle n’apparaît pas directement aux yeux des enfants.
Le réveil se fait, en général, lorsque les enfants, une fois adolescent-e-s ou adultes, quittent la Martinique pour la métropole et se retrouvent immédiatement en situation d’étranger et d’étrangère dans leur propre pays :
Voilà deux mois que j’ai pris mon envol / vers cette métropole / étudier sur les bancs de l’école / J’ai 20 ans et le seul bémol / c’est cette drôle d’impression bien assez folle / d’être une enfant illégitime de cette mère patrie.
Et pourtant, le sujet afrodescendant-e a appris toute l’histoire et la culture de ce pays mais il se sent finalement rejeté par ce dernier car il subit le plus souvent un traitement discriminatoire qui le ramène à une étrangeté : « à propos de laquelle je me rappelle avoir tant appris / Et en contre-partie, semble faire fi d’une partie de l’histoire qui nous lie ». Cette dernière idée est intéressante car le sujet ne rejette pas cette patrie mais indique qu’effectivement leurs histoires, qu’on le veuille ou non, sont liées. Il s’en suit alors une série de questionnements pour tenter de comprendre cette situation :
Serait-ce une méprise? / Mes enseignements auraient-t-ils manqué de franchise? / Vu que certains me disent : Sache d’où tu viens pour être sûr de ce que tu vises…
La chanson termine par une prise de conscience du sujet qui replace tout cela dans cette fameuse colonialité du savoir où l’Occident a voulu escamoter les trajectoires spécifiques des Antilles françaises :
Aujourd’hui, j’y vois un peu plus clair, même si / il reste beaucoup à faire je me dis / que si je veux avancer je ne peux pas vivre dans le passé / même s’ils ont voulu l’effacer.
Finalement, cette conscientisation passera par une ré-adéquation culturelle des différents Moi du sujet (moi antillais, caribéen et métropolitain), (« c’est kréyòl ka palé fransé… » [c’est un créole qui parle français]), où l’on observe un équilibre serein mais où l’on ne perd pas de vue l’enjeu de la colonialité française aux Antilles :
Aujourd’hui, je suis fier de ce que je suis / le passé est derrière mais tombera jamais dans l’oubli / même si les choses ont changé grâce aux combats qui ont été menés / le chemin a été tracé / le combat ne fait que commencer.
Pour terminer, il faut ajouter que la vidéo reflète très bien tout ce mouvement de conscientisation. Au début, le spectateur peut voir une cours sur Napoléon, donnée dans une classe de primaire en Martinique et rapidement, un autre personnage semble venir hanter le chanteur et remplacer Napoléon : Toussaint Louverture. Il y a donc une mise en parallèle de deux mémoires : l’une issue de la victoire épistémique de l’Occident qui présente Napoléon comme le conquérant de l’Europe et l’autre issue de l’histoire afrodiasporique qui, même si elle ne jouit pas d’une reconnaissance officielle, fait partie de la mémoire afrodescendante comme constituant un moment de recouvrement de la dignité humaine de par la victoire des esclavagisé-e-s haïtien-ne-s sur les armées européennes.
Références
Zurbano Torres, Roberto. 2015. « Racismo vs. Socialismo en Cuba : un conflicto fuera de lugar. Apuntes sobre/contra el colonialismo interno ». Revista Meridional (4) : 11-40.
Site internet officiel d’E.sy Kennenga.
https://www.esykennenga.fr
« Truc de Fou – E.sy Kennenga ». Vidéo YouTube. Chaîne de E.sy Kennenga. 23 septembre 2012.
https://www.youtube.com/watch?v=m6DaDuGshpE
« We Are – E.sy Kennenga – EK Trip 2 ». Vidéo YouTube. Chaîne de E.sy Kennenga. 12 janvier 2014.
https://www.youtube.com/watch?v=ZvBty6s9CyY