35 Émancipation

Claudia Bourguignon Rougier

Dans ses 16 thèses, le philosophe Enrique Dussel revient sur la question de la différence entre émancipation et libération, déjà abordée dans  Introducción a una  filosofía de la liberación (1977). Il relaie les propos de Antonio Negri et Mickael Hardt. Ces derniers remarquaient que l’émancipation est une lutte pour la liberté de l’identité tandis que la libération vise la liberté d’autodétermination et de l’auto-transformation. Dussel ajoute :

La praxis critique et créatrice qui est produite à ce moment-là est ce que nous avons appelé la libération, avec un forte connotation politique lévinasienne. La perspective rejoint celle de la rédemption chez Franz Rosenzweig et du messianisme chez W. Benjamin, mais s’inspire aussi des luttes de libération du Maghreb ou d’Amérique centrale. Le fils réalise son émancipation vis-à-vis de son père quand il atteint l’âge adulte; l’esclave accomplit sa libération du seigneur libre quand il atteint sa liberté. Aujourd’hui, le mot émancipation est utilisé pour effacer ce qu’il y a de critique et de politique dans le mot libération. La philosophie de la libération n’est pas une philosophie de l’émancipation. (Dussel, 2014 : 258)

Selon Mignolo, dans La filosofía de la libéración, Dussel fait un choix important : il remplace le terme d’émancipation par celui de libération. Ce déplacement lui permet de se situer, dès lors, dans la perspective des mouvements de libération africains, asiatiques ou latino-américains. Un tel déplacement, cette migration vers la périphérie, a une valeur géopolitique; il  constitue un moment du tournant décolonial.

Le sémioticien, précisant que « parler de libération nous renvoie à deux types de projets différents qui sont toutefois reliés : la décolonisation politique ou économique et la décolonisation épistémologique » (Mignolo, 2015), voit l’émancipation comme un phénomène qui se produit dans un autre espace, celui des métropoles impériales, son envers. Il nous propose un historique de la notion : au XVIIIe siècle, le concept d’émancipation « s’enracinait dans trois expériences fondamentales : la révolution Glorieuse de 1688, l’indépendance des colonies de la Nouvelle-Angleterre et de la Virginie en Amérique par rapport à l’Empire britannique en 1776 et la révolution française en 1789 ». Et il ajoute : « L’émancipation fut le concept utilisé pour penser la libération d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie » (Mignolo, 2015).

Une libération pensée de l’intérieur de la modernité dans ce qui s’affirmerait comme Europe et centre du monde. Le concept appartiendrait aux discours des Lumières et à leur rhétorique de l’égalité. Son universalité semble aller de soi. Pourtant, selon qu’il se déclinait dans l’Ancien Monde ou dans le Nouveau, son caractère universel put être remis en question. Les luttes de la révolution haïtienne, qui invoqueraient le modèle révolutionnaire français, feraient apparaître la nature raciste de la modernité : elle prône dans les métropoles ce qu’elle interdit dans les colonies. La France essaierait de réprimer la révolution haïtienne et elle lui ferait payer très cher son indépendance. Le discours d’égalité des révolutionnaires français-es serait contredit par les pratiques réelles de la République dans les colonies. Nous aurions donc deux logiques : émancipation/modernité versus libération/colonialité.

Par la suite, paradoxe révélateur, la rhétorique de l’émancipation inspirerait les luttes populaires comme les politiques colonialistes de l’Europe. D’un côté, il y aurait un discours universel qui serait repris par le prolétariat et s’exporterait dans le monde entier, de l’autre, des pratiques coloniales dans lesquelles la réalité de la domination et de l’exploitation se justifieraient au nom du progrès civilisateur, le « fardeau de l’homme blanc ».

Ce discours de l’émancipation a été porté par le mythe de la modernité, par l’idéologie du progrès, auquel les deux conflits mondiaux du XXe siècle infligeraient un sanglant désaveu. Pour Mignolo, l’émancipation appartient à un univers discursif ancré dans des conceptions historiques et philosophiques emboîtées. Le sémioticien affirme que le concept d’émancipation n’a jamais été l’objet d’une théorisation dans le discours des Lumières et qu’on y observe le passage de la théopolitique à la géopolitique : « le concept d’émancipation voit le jour (…) lors du déplacement de l’idée de rédemption propre au christianisme vers celle d’émancipation propre à la bourgeoisie » (Mignolo, 2015).

Cette analyse, partagée par plusieurs auteurs décoloniaux et autrices décoloniales, ne fait cependant pas l’unanimité. Chez l’anthropologue Eduardo Restrepo et le philosophe Santiago Castro Gómez, nous trouvons un questionnement de cette polarisation absolue. Santiago Castro Gómez, par exemple, estime qu’il n’est pas possible de critiquer la modernité dans son ensemble car l’idée même de libération est inséparable de son avènement. La problématique de l’émancipation est certes limitée par son approche euro-centrée mais elle est ce qui nous permet de penser le dépassement du concept d’émancipation. Et le philosophe colombien critique la réduction de la Révolution française à un phénomène bourgeois, en se fondant en particulier sur les histoires récentes du peuple, allusion probable aux travaux de Gerard Noiriel ou de Sophie Wannich.

Références

Dussel, Enrique. 2009. « De la philosophie de la libération ». Cahiers des Amériques latines (62) : 37-46.
http://journals.openedition.org/cal/1525

Dussel, Enrique. 1996. Filosofía de la liberación. Bogotá : Nueva América.

Dussel, Enrique. 2014. 16 tesis de economía política. Mexico : Siglo XXI.
https://enriquedussel.com/txt/Textos_Obras_Selectas/(F)28.16_Tesis_economia_politica.pdf

Mignolo, Walter. 2015. Désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité. Bruxelles : Éditions Peter Lang. 43. 44. 80.

Noiriel, Gérard. 2018Une histoire populaire de la France : De la guerre de Cent Ans à nos jours. Paris : Éditions Agone.

Restrepo, Eduardo et Axel Rojas. 2010. La inflexión decolonial. Fuentes, conceptos y cuestionamientos. Colección política de alteridad. Popayán : Universidad del Cauca.
http://www.ram-wan.net/restrepo/documentos/Inflexion.pdf

Wannich, Sophie. 2003. La liberté ou la mort. Essai sur la terreur et le patriotisme. Paris : La Fabrique.

Wannich, Sophie. 2008. La Longue Patience du peuple : 1792, naissance de la République. Paris : Payot.

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