33 Ego Conquiro
Claudia Bourguignon Rougier
Dans un livre fondateur, 1492. L’Occultation de l’autre, Enrique Dussel (1992 : 39-48) consacre un chapitre au passage de la Conquête à la colonisation du monde de la vie. Il y établit une phénoménologie de l’ego conquiro.
Après une première phase de découverte des territoires, a eu lieu celle du contrôle des personnes, généralement nommée « pacification ». L’agent de ce contrôle, le soldat, le Conquistador selon Dussel, a été le premier homme moderne actif, celui qui « impose son humanité violente à d’autres personnes ». La subjectivité du Conquistador s’est construite dans une praxis de négation de l’Autre, nié dans son altérité et intégré comme objet, force de travail, à l’empire espagnol.
L’archétype de cet homme-là, c’est Hernán Cortés, le premier avant le roi. L’individualisme moderne qu’il incarne, rencontre un Nous autochtone intégré au sacré. Il le défait plus par la sidération due au sacrilège que par la force.
L‘ego conquiro, selon Dussel, annonce l’ego cogito. Pour que puisse se développer le sujet européen abstrait qui identifie être et pensée abstraite, il a fallu que se produise préalablement un processus inverse de soumission et de colonisation d’une partie du monde : le continent américain. Le déploiement d’une culture d’expansion violente était nécessaire à la formation du monde moderne et les valeurs liées à l’ego cogito avaient besoin, pour exister, d’être contredites dans les faits sur une partie du globe : liberté et « civilisation » pour les uns rimeraient avec esclavage et violence pour les autres.
Cet ego conquiro reposerait sur quatre bases : la « rencontre » avec le Nouveau monde, le face à face autochtone/envahisseur, la soumission et l’imposition de la civilisation (Montano, 2018).
À propos du premier moment, la « rencontre », Dussel parle de l’invention d’un « être asiatique », de l’Indien. Ce que les « découvreurs » ont inventé, c’est une « ontologie de l’Asiatique », c’est-à-dire qu’ils ont identifié le territoire découvert à une autre forme d’expression de l’Asiatique (Dussel, 1990). Le second moment consiste en un face à face entre l’intrus et l’autochtone. C’est en quelque sorte l’inverse de ce que nous disait Levinas sur le visage : un moment unilatéral où l’intrus fixe ce que doit faire l’autre et lui annonce ce qui lui arrivera s’il ne se conforme pas à ses prescriptions. C’est le discours du requerimiento qui enjoint l’Indien à se soumettre et lui promet que s’il résiste, il sera exterminé. Le troisième moment, c’est celui de la violence et de la victoire pour l’intrus. L’explorateur devient l’ego conquiro. Avec le quatrième moment commence l’imposition de la civilisation.
En utilisant la violence comme ressource, l’ego va conquérir et imposer son hégémonie à l’indigène, c’est-à-dire qu’il va adopter avec lui une attitude de mépris, il va le dévaluer, le réduire à rien. Postérieurement, il imposera la « civilisation » à l’indigène conquis pour en faire un « citoyen ». Cependant, ce changement implique que le conquis ne sera pas un citoyen du même niveau que le citoyen européen. Son insertion dans la « citoyenneté » le situera à un niveau inférieur, il restera le membre d’un peuple soumis, esclavagisé. Sa praxis sera celle d’un travailleur, pas celle d’un citoyen qui existe dans un monde politique. (Montano, 2018)
La dialectique qui se met en place est celle de la rationalité contre l’irrationalité[1]. Cette tension naturalise la soumission de l’autochtone et la légitime, justifiant son maintien indéterminé dans un purgatoire politique. La citoyenneté, ce sera pour plus tard.
Pour le conquérant, « l’irrationnel » ne cessera jamais de l’être même si on lui inculque des traditions, une religion et une culture propres à la société occidentale. Le conquis restera à jamais un soumis, qui atteindra un certain niveau de rationalité, insuffisant pour faire de lui un citoyen. Il devra répondre au conquérant par le travail, qui fait lui aussi partie du processus de tension vers la citoyenneté. Mais pour ce travail, le conquis ne touchera pas un juste salaire. Et ce d’autant plus que l’Église sera hostile à la circulation de l’argent parmi les autochtones, arguant qu’il risque de les corrompre. Le contractualisme a été ce tour de passe-passe. Le travail de l’autochtone sera seulement un moyen d’atteindre la rédemption et, surtout, une aide pour le conquérant qui pourra ainsi tirer profit de propriétés qui lui appartiennent désormais. C’est là une version de ce que McPherson (2005), commentant Locke, appelle la « rationalité différenciée » : l’idée de Locke d’une rationalité différenciée justifiait non pas l’esclavage naturel, mais la subordination d’une partie du peuple par l’aliénation contractuelle continue de leur force de travail.
Références
Dussel, Enrique. 1492. L’occultation de l’autre. Paris : Éditions Ouvrières.
https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/45.1492_l.occultation_de_l.autre.pdf
Martínez Andrade, Luis. 2018. « L’ego Conquiro comme fondement de la subjectivité moderne ». La Revue Nouvelle (1).
https://www.academia.edu/36017494/Lego_conquiro_comme_fondement_de_la_subjectivité_moderne
McPherson, Crawford Brough. 2005. La teoría política del individualismo posesivo. De Hobbes a Locke. Madrid : Éditions Trotta.
Montano, Rudy. 2018. « El ego conquiro como inicio de la modernidad ». Teoría y praxis 16 (32).
https://www.camjol.info/index.php/TyP/issue/view/902
- Le terme « racional » a longtemps été employé pour désigner les Blancs. ↵