32 Disparition

Claudia Bourguignon Rougier

La disparition est une des formes de la colonialité de l’être. Le terme même nous renvoie aux ambiguïtés de la modernité. Disparaître, c’est cesser d’être visible, mais c’est aussi un euphémisme pour désigner la mort.

À partir de la « découverte » de l’Amérique, nous voyons « disparaître » les populations caraïbes des Antilles, puis des civilisations comme celles des Aztèques et des Incas. Plus tard, disparaîtront les Noir-e-s esclavagisé-e-s lors des traversées. La liste est longue et n’a pas fini de s’allonger. Les êtres humains et leurs civilisations ne sont pas seuls concernés. On parle de la « disparition » des bisons d’Amérique du Nord ou des dodos d’Australie. Or, dans tous les cas cités, il ne s’agissait pas de disparitions mais de massacres ou d’ethnocides liés à la colonisation. La rhétorique moderne aime à employer un terme qui inscrit ces morts dans une vaste histoire, géologique ou biologique. Elle naturalise l’extrême violence qui fut nécessaire pour en arriver là.

Depuis cinq siècles, ceux et celles qui vivent en dessous de la ligne de l’être, c’est-à-dire d’abord dans les colonies, puis dans les périphéries, sont des sujets « jetables ». Leur vie a peu de valeur; on peut les faire disparaître, dans tous les sens du terme. La disparition ne doit pas être vue comme un excès, une bavure des pouvoirs, typique de pays qui n’auraient pas encore su/pu accéder à la démocratie. Elle s’inscrit dans la longue durée d’histoires nationales qui n’ont pas rompu avec le colonialisme. Au centre, une fois de plus, nous retrouvons le racisme, car il y a un lien entre la perception des autochtones comme sujets « archaïques », voués à la disparition, les génocides (campagne du « désert » argentine au XIXe siècle, génocide du caoutchouc à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, guerres du Yucatán au XIXe siècle) et les disparitions du XXe et XXIe siècles (« disparus » des dictatures du cône Sud, cimetières « d’indigents » du Brésil actuel, fosses communes de la Colombie ou du Mexique).

C’est une culture de pouvoir continentale dans la continuité de la violence fondatrice de la Conquête. Elle vise d’abord les populations racisées mais peut aussi toucher les Blancs et les Blanches. Elle n’est pas le seul fait d’élites corrompues et incapables d’exercer le pouvoir dans le cadre de la démocratie, comme aiment à le penser les Occidentaux et les Occidentales, car ces élites sont aussi le relais de l’Occident. Dans le cas du Chili, par exemple, grâce à la dictature, les Chicago Boys disposèrent d’un magnifique laboratoire pour leurs théories, les mêmes qui s’imposeraient par la suite dans le monde entier.

Mais si la méthode a pu toucher les Blancs et les Blanches, la disparition n’a concerné qu’à la marge ces groupes alors que les autochtones et les Noir-e-s, depuis la colonisation, paient le prix. La disparition touche toujours doublement les populations racisées : dans les années 1970, lorsque les persécutions subies par les membres des classes moyennes blanches sont devenues visibles, les opinions publiques des pays concernés et du reste du monde se sont mobilisées. Mais qu’en a-t-il été des Indien-ne-s ou des Noir-e-s qui ont subi la même chose à cette époque? Qui s’est intéressé-e au sort des Guaranies massacré-e-s entre 1968 et 1975 par le régime de Stroessner au Paraguay? Ou aux leaders mapuches éliminés par les sbires de Pinochet ou Videla? Ces victimes sont mortes deux fois, dans leur corps et dans la mémoire. La colonialité du pouvoir, le racisme qui la met en mouvement, est apparue là d’une façon criante, dans l’indifférence de l’opinion publique. La mort des Indien-ne-s n’avait pourtant pas lieu dans un clair obscur, elle n’était pas cachée comme celle des Blancs et des Blanches. Il y avait tout un système de relais, très ancien, depuis la complicité avec les bourreaux jusqu’à l’habitude de fermer les yeux sur les persécutions de populations auxquelles il arrive depuis longtemps des choses terribles mais « inévitables ». Elles disparaissaient de façon relativement visible tout en restant invisibles.

La disparition au sens strict n’est qu’une des faces d’un projet « desaparecedor » apparu avec la Conquête, qui peut gagner d’autres groupes. Il ne s’agit pas d’imputer systématiquement cette violence à l’État, aux gouvernements, même si, de façon régulière, ils sont impliqués dans ces scénarios d’horreur. Les acteurs et les actrices sont nombreux, nombreuses : narcotrafiquant-e-s, guerrilleros, paramilitaires, etc. Lorsqu’on prend la mesure des massacres perpétrés dans le Cône Sud durant les années 1970, on voit que des États modernes ont pu employer avec des groupes jusque-là protégés, les populations blanches, des méthodes longtemps réservées aux Indien-ne-s ou aux Noir-e-s. Peut-être est-ce là un phénomène qu’on peut ranger dans la catégorie « colonialisme interne »?

Jonnefer Barbosa (2016) parle de « sociétés de disparition ». Il met en cause l’approche foucaldienne du biopouvoir, ce pouvoir qui est celui de gérer la vie. Les techniques de disparition sont au cœur des pratiques des gouvernements modernes, la digitalisation et les algorythmes ayant permis l’émergence d’une crypto-police ou d’un crypto-pouvoir.

Diachroniquement, la vie « sans traces » écrit une contre-histoire paradoxale de la politique Occidentale. Elle permet d’y inclure depuis l’histoire des morts sans traces des navires négriers (navio negreiro, guineamen également appelés « navires tumbeiros portugais » au cours de la longue période allant du XVIe au XIXe siècles), jusqu’à celle des activistes politiques disparus pendant les dictatures d’Amérique latine des années 1960, qu’il s’agisse de personnes tuées par des narcotrafiquants ou par des groupes militaires ou paramilitaires (les escadrons de la mort »).  Le concept de disparition est essentiel pour comprendre le contexte politique latino-américain. Si l’on prend en considération ne serait-ce que la situation du Brésil, on constate qu’il est impossible d’établir une analyse minimalement critique des questions de gouvernementalité sans prendre en compte une donnée récurrente: l’existence cachée mais constante, non seulement de processus d’exterminations, mais aussi de fosses communes comme zones de disparition des traces. Ici les techniques de gouvernement passent par des circuits autres que les institutions et les statistiques officielles. (Barbosa, 2016)

Aujourd’hui, la disparition prend la forme des massacres de leaders indigènes ou afro-descendant-e-s, qui luttent avec acharnement pour défendre leurs territoires ou celle des morts anonymes des grandes villes brésiliennes. Les cimetières remplis de cadavres d’hommes et de femmes assassiné-e-s par les escadrons de la mort ou de prisonniers et prisonnières politiques tel que celui de San Luis, à Sao Paulo, nommé cimetière des « indigents ». Les acteurs et les actrices sont toujours impuni-e-s et l’opinion publique internationale, indifférente. Quant aux classes moyennes du continent américain, elles tournent la tête ou ferment les yeux. Pour beaucoup de ces urbain-e-s, les autochtones sont un poids mort pour la société; ou des gens qui sont pris dans une spirale de malheurs qui ne peut que finir sur leur totale défaite, leur disparition. Ces groupes, en effet, profitent précisément du développement extractiviste qui met en péril Indien-ne-s et Noir-e-s. Comment pourraient-ils et elles comprendre leur sistance? Pour eux et elles, c’est un acharnement à lutter contre le progrès : tous ces territoires collectifs pourraient être exploités et rapporter des devises à la nation, n’est-ce pas un gâchis inconcevable dans un pays moderne? Un anachronisme? Il faut bien donner du travail aux citoyens et citoyennes! Prendre la « locomotive du progrès » (!), comme le disait l’ancien président de Colombie, Santos. Donc, il faut forer dans des réserves indiennes, polluer leurs rivières, usurper leurs terres et laisser d’autres les éliminer quand ils et elles empêchent la bonne marche des travaux. Leurs univers et leurs savoirs sont superfétatoires, un folklore qui ne fait pas le poids face à l’impératif de développement. Il a un prix, leur sacrifice. Il n’est pas nécessaire qu’ils meurent mais il faut qu’ils disparaissent en tant qu’Indien-ne-s. L’ethnocide serait suffisant. Nous trouvons un exemple abouti de cette tendance chez l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa ou dans la plupart des romans dits réalistes des XIXe et XXe siècles qui, sous couvert de mélancolie, écrivaient déjà la chronique d’une mort annoncée pour les populations indines.

Mais ces morts en puissance se sont avérés particulièrement coriaces. Le projet « desaparecedor » de la modernité qu’identifient certain-e-s historien-ne-s, comme Rita Segato et Mario Rufer par exemple, avec son corollaire de silence, butte sur la résistance obstinée des cadavres pourtant programmés.

Jusqu’à quand?

Références

Barbosa, Jonnefer. 2016. « Sociedades de desaparición ». Conférence présentée au colloque 2as Jornada Transdisciplinares de Estudios en Gubernamentalidad; « Prácticas de subjetivación y derivas de la Gubernamentalidad ». Santiago de Chile. 28 septembre 2016.
https://www.academia.edu/28920376/Sociedades_de_la_desaparici%C3%B3n

Bourguignon Rougier, Claude. 2013. « Biopolítica y gran relato nacional. Presencia espectral del mundo indígena en tres novelas de la selva ». Kipus : revista andina de letras (32) : 31-83.
https://repositorio.uasb.edu.ec/handle/10644/3944

Rufer, Mario. 2017 [2010]. La temporalité comme politique. Revue d’études décoloniales (2).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/t.p.pdf

Segato, Rita. 2006. La escritura en el cuerpo de las mujeres asesinadas en Ciudad Juárez Territorio, soberanía y crímenes de segundo estado. Buenos Aires : Tinta limón.

Salas Astrain, Ricardo. 2014. « Violence fondatrice, mémoires de la dictature et politiques de la reconnaissance ». Appareil.
https://journals.openedition.org/appareil/1977

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