29 Développement
Claudia Bourguignon Rougier
Que savez-vous de l’idée de développement? C’est vrai, qu’en savons-nous? Nous utilisons le terme développement, sous toutes ses formes, en permanence. Nous parlons de pays développés, sous-développés ou en développement, de stratégies de développement, d’objectifs de développement, de développement durable… Du développement en tant qu’objectif, en tant que but à poursuivre, et selon des voies assez bien établies. Mais d’où vient cet objectif? De qui vient-il? Et quand est-il devenu efficient? En quoi consiste-t-il? Est-il aussi souhaitable qu’il le semble? (Gudynas, 2016)
Quelques éléments pour une généalogie du développement
En 1996, dans le Dictionnaire du développement édité par Wolfang Sachs, Gustavo Esteva avait déjà proposé des réponses en établissant une généalogie de ce terme. Il expliquait que le développement était à l’origine une notion biologique, qui se référait d’abord au processus génétique par le biais duquel les organismes réalisaient leur potentiel génétique. Vers le milieu du XVIIIe siècle, cette conception aurait évolué, le développement apparaissant alors comme l’évolution vers une forme plus parfaite. Dans les milieux scientifiques, évolution et développement deviendraient à partir de ce moment-là des termes interchangeables. C’est seulement dans le dernier quart du XVIIIe siècle que le développement deviendrait un concept opératoire pour l’histoire sociale. L’interprétation de l’histoire universelle de Herder établirait des corrélations globales entre les âges de la vie et l’histoire sociale. À la même époque, un savant comme Bonnet essaierait de combiner la théorie de la nature et la philosophie, faisant du développement historique la continuation du développement naturel, les deux phénomènes constituant des variantes du développement homogène d’un cosmos créé par Dieu. Au XIXe siècle, Dieu commencerait à disparaître de la conception populaire de l’univers et on passerait du « développement » au fait de « se développer ». Le développement, émancipé du dessein divin, deviendrait la catégorie centrale d’une œuvre comme celle de Marx. Le fondateur du matérialisme historique le présenterait comme un processus historique se développant avec la force d’une loi naturelle.
À côté de cette approche de l’écrivain mexicain, nous avons celle de l’anthropologue Arturo Escobar. Dans les mêmes années, il se pencherait aussi sur la notion, l’attaquant non plus sous l’angle sémantico-historique mais sous celui de son utilisation dans les discours et pratiques du monde de l’après Seconde Guerre mondiale. Encountering Development[1]
Revenant sur la généalogie de la pauvreté et de la faim, Escobar cite Polanyi qui déjà, en 1941, avait analysé l’apparition de la pauvreté dans l’Europe du XIXe siècle et la transformation des pauvres en assisté-e-s. Pour l’économiste austro-hongrois, la pauvreté, l'économie politique et la découverte de la société étaient indissociables (Polanyi, 1957). Une pauvreté associée à des traits tels que le vagabondage, la frugalité, l'ignorance, le refus d'accepter les devoirs sociaux, de travailler et de se soumettre à la logique de l'élargissement des « besoins ». Pour Escobar, nous avons-là la première phase de la construction du discours de la pauvreté, la deuxième phase se produisant avec la mondialisation du phénomène, après 1945. Les deux tiers du monde seront alors redéfinis comme pauvres; on passera de l’échelle de l’individu pauvre à celle du pays pauvre (Rahnema, 1997). En 1948, quand la Banque mondiale définira comme pauvres les pays dont le revenu par habitant-e est inférieur à 100 dollars, le tiers-monde deviendra ce qui existe à travers sa pauvreté.
La montée en puissance de la question de la faim est un autre moment de cette construction. La définition des populations du tiers-monde comme gens qui ont faim, fut un outil efficace, permettant de déshumaniser les habitant-e-s de ces contrées, réduit-e-s à des ventres vides. L’image du corps en carence et de l’excès démographique transformerait ces peuples en masses anonymes flottant au bord de la mort, des groupes impersonnels, figés dans la menace de leur prochaine disparition.
D’une certaine façon, le développement auquel ont souscrit la plupart des pays du tiers-monde a d’ailleurs produit la disparition de ceux et de celles qu’il prétendait aider : si les trois quarts de leurs habitant-e-s étaient des ruraux et rurales dans les années 1950, aujourd’hui, ce groupe ne représente plus qu’un tiers de la population. De fait, tout un monde paysan a partiellement disparu, comme si le développement avait impliqué la disparition, sinon des êtres biologiques, du moins d’une catégorie sociale.
Le discours du développement s’est appuyé sur des théories de la société diverses parmi lesquelles la théorie du décollage, qui renvoie aux étapes de la croissance économique. Dans cette conception, qui prétend être valable pour toutes les sociétés, l’humanité serait passée de l’étape de la société traditionnelle à celle de la consommation après que certaines conditions historiques aient rendu possible, d’abord le démarrage, puis le progrès. Le développement était vu comme un processus d’évolution vers une finalité, la consommation de masse présentée comme l’étape ultime. Cet idéal uniformisant établissait que toutes les sociétés du monde passent par les mêmes étapes pour accéder au développement, en l’occurrence un développement orienté vers la croissance et la production économique. À ce sujet, Gilbert Rist (1996 : 153) affirme que
c'est par un effet de sociocentrisme que l'historien de l'économie [en l'occurrence Rostow] imagine que toutes les sociétés se comportent de la même manière et nourrissent les mêmes désirs. Or l'homo economicus, frustré par la rareté qui l'oblige à choisir parmi ses désirs illimités, n'est pas universel.
Bref retour sur la chronologie des politiques de développement
Ce discours et ces pratiques du développement passèrent par plusieurs phases. Elles s’appuyèrent sur des dispositifs puissants qui alliaient des organismes internationaux comme l’ONU, des banques nationales ou internationales comme la Banque Mondiale, et des ensembles complexes d’expert-e-s travaillant pour des laboratoires, universités, fondations nationales et internationales, en liaison avec les gouvernements et leurs relais locaux et nationaux.
Dans les années 1960, le développement « social » fut considéré comme une condition préalable à la croissance économique mais à la fin de la décennie, les déficiences des politiques et processus en cours devinrent plus perceptibles et il s’avéra impossible d’ignorer que la croissance rapide était toujours accompagnée d'inégalités croissantes.
Il fut question alors d’aller au-delà de simples mesures brutales destinées à promouvoir la croissance économique et d’envisager d’autres indicateurs que le PNB. Mais son « détrônement » comme on l’appela alors ne se fit pas. En effet, parvenir à un consensus international ou académique sur une autre définition fut impossible. On formula alors un nouveau paradigme, celui de l'intégration : il fallait intégrer les ressources physiques, les processus techniques, les aspects économiques et le changement social. La stratégie pour le développement international, adoptée en 1970, était une stratégie globale qui concernait tous les domaines de la vie économique et sociale.
En fait, la deuxième décennie évolua vers une autre direction sur la base d’un autre principe unificateur. La Conférence sur l'emploi, la répartition des revenus et le progrès social de 1976 déplaça l'approche vers celle des besoins fondamentaux, le but étant d’atteindre un niveau de vie minimum avant la fin du XX siècle.
Parallèlement, les expert-e-s de l'Unesco, pour leur part, avaient promu le concept de développement endogène qui rejetait la thèse de nécessité ou la possibilité d'imiter mécaniquement les sociétés industrielles, ce qui revenait à remettre en question la notion même de développement. Ils et elles furent, on s’en doute, peu écouté-e-s.
La décennie de 1980, appelée souvent « la décennie perdue pour le développement » fut marquée par le pessimisme. Il y fut question de « processus d'ajustement », ce qui signifiait souvent l’abandon de ce qui avait été fait jusque là. En 1985, l'ère post-développement semblait se profiler à l'horizon.
En revanche, en 1990, une nouvelle éthique du développement vit le jour. Au Sud, le re-développement passait désormais par le démantèlement de ce qui restait du « processus d'ajustement » des années 1980. Cette zone allait se voir attribuer un autre rôle : devenir le lieu de recyclage des déchets du Nord (déchets radioactifs, usines de fabrication obsolètes ou contaminants, marchandises invendables ou interdites, etc.) et celui de l’activité des maquiladoras, activités temporaires que le Nord maintiendrait en activité pendant la période de « transition ».
En 1990, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a publié le premier rapport mondial sur le développement humain, avec pour l'objectif primordial de produire un indice de développement humain. Ce dernier s’obtiendrait grâce à la combinaison de l’indice d’espérance de vie, d’alphabétisation des adultes et de PNB réel par habitant-e.
Post-développement?
Dès les années 1960, il y a eu des critiques du discours du développement, son caractère ethnocentriste fut dénoncé et les catégories sur lesquelles il reposait furent remises en question. La théorie de la dépendance était la première critique de cette vision, ancrée dans un socle épistémologique particulier, cet évolutionnisme à la racine des sciences sociales que Foucault déconstruisit dans ses derniers séminaires.
Le post-développementisme est cette tendance qui, à partir des années 1980, avec des auteurs et autrices comme Arturo Escobar, Gustavo Esteva, Majid Rahnema, Wolfgang Sachs, James Ferguson, Serge Latouche et Gilbert Rist, remit en question l’ethnocentrisme du concept et son échec pratique. Selon Wolfgang Sachs (1996), qui écrivit dans les années 1990 un Dictionnaire du développement, « le concept de développement fait partie des ruines de notre paysage mental et il est temps de le balayer ». Il remarquait qu’il reposait sur une grille hiérarchique : les nations les plus développées y étaient considérées plus avancées, les autres, inférieures. Les modèles de développement sont souvent universalistes mais le patron occidental ne peut pas être répété car il n’est pas soutenable, les ressources de la planète étant limitées. D’autre part, ils sont pensés par des personnes qui ne connaissent pas les contextes locaux, culturels et historiques des pays dans lesquels ils sont appliqués et qui ne jugent pas nécessaire de les connaître parce qu’ils les méprisent, la colonialité du savoir jouant un rôle puissant dans l’élaboration de ces modèles. Pour les critiques du développement, sa pratique est d’abord une dynamique de domination.
Aujourd’hui, la critique du développement a montré ses limites. Le post-développementisme ne s’est pas attaqué au cœur du problème, car déconstruire le discours du développement ne suffit pas pour montrer qu'il ne tient pas ses promesses. Ce discours connaît l’art de la métamorphose, il se modifie quand ses contradictions et ses dégâts apparaissent. Par exemple, le tiers-monde est désormais inséré dans un discours des limites. Le socle épistémique du développement n’a pas encore été vraiment remis en question.
D’autre part, l’idée d’Occident sur laquelle se basait la critique post-développementiste s’est complexifiée : on ne peut plus homogénéiser l’Occident car il est pluriel; la critique actuelle n’est ni anti-européenne ni anti-occidentale. Elle vise la défense de la Terre Mère et des Plurivers. Il est devenu clair qu’il faut éviter l’idéalisation des peuples autochtones pour construire le Plurivers. Enfin, la nécessité d’assumer une perspective décoloniale et d’envisager le développement pas seulement comme un discours de pouvoir mais aussi en tant que discours hégémonique produit dans le cadre de rapports de pouvoir modernes-coloniaux s’est imposée.
Références
Escobar, Arturo. 2007. La invención del Tercer Mundo. Construcción y deconstrucción del desarrollo. Caraca : El perro y la rana.
Esteva, Gustavo. 2009. « Más allá del desarrollo : la buena vida ». Revista América Latina en Movimiento (La agonía de un mito : ¿Cómo reformular el "desarrollo"?) (445).
https://www.alainet.org/es/revistas/445
Esteva, Gustavo. 2009 - 2016. Portail d’articles de l'auteur en français sur le site web « La voie du jaguar ». Consulté le 7 décembre 2019.
https://lavoiedujaguar.net/_Gustavo-Esteva
Esteva, Gustavo, et Arturo Escobar. « Postdesarrollo a los 25 : sobre ‘estar estancado’ y avanzar hacia adelante, hacia los lados, hacia atrás y de otras maneras ». Comahue : Otros Logos. Revista de estudios críticos.
http://www.ceapedi.com.ar/otroslogos/Revistas/0008/4-escobar-esteva.pdf
Fernández del Rincón, Belén. 2016. « Post-desarrollo : superando el discurso desarrollista y generando alternativas ». Economistas sin frontera. Consulté le 7 décembre 2019.
https://ecosfron.org/post-desarrollo-superando-el-discurso-desarrollista-y-generando-alternativas/
Ferguson, James et Akhil Gupta. 1997. Culture, Power, Place: Explorations in Critical Anthropology. Duke University Press.
Gudynas, Eduardo. 2016. Site web personnel de Eduardo Gudynas. Consulté le 7 décembre 2019.
http://gudynas.com/publicaciones/articulos-academicos/
Latouche, Serge. 2019. La décroissance. Paris : Presses Universitaires de France.
Rahema, Majid et Victoria Bawtree. 1997. The Post-Development Reader. Chicago : The University of Chicago Press Books.
Rist, Gilbert. 1996. Le développement. Histoire d'une croyance occidentale. Paris : Presses de la Fondation nationale de Sciences politiques.
Sachs, Jeffrey. 2020. « COVID-19 and Multilateralism ». Site web personnel. Consulté le 7 décembre 2019.
https://www.jeffsachs.org/journal-articles/9jpr4cnkm6gstkc6tge3glwkl5wpha
Sachs, Wolfang. 1996 [1992]. Diccionario del desarrollo. Una guía del conocimiento como poder. Perú : PRATEC.
https://www.uv.mx/mie/files/2012/10/SESION-6-Sachs-Diccionario-Del-Desarrollo.pd
- Princeton University Press, 2011[1995] est un ouvrage séminal qui retraçait lui aussi la généalogie de concepts comme le développement, le tiers-monde, le sous-développement, mais à partir d’une nouvelle économie politique.
Remontant aux origines d’un discours qu’on peut situer en 1949, lorsque le président américain Harry Truman exposa ce qui allait s’imposer partout comme le seul mode de vie et de production souhaitable, ce livre montrait que le développement, loin d’être la solution aux problèmes du monde, représentait en fait la mainmise des centres occidentaux sur les anciennes colonies en train de s’émanciper. Il correspondait à une adaptation aux mutations de la colonialité du pouvoir et du savoir. Escobar y rappelait qu’avant la Seconde Guerre mondiale, « l’Amérique latine » n’intéressait pas le nouvel hégémon mondial. En effet, les États-Unis méprisaient ce continent habité par des populations qu’il jugeaient ignorantes, incapables, profondément infantiles. En fait, leur vision n’était qu’une transcription actualisée de celle du barbare qui s’était élaborée au cours de la colonisation. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, la Guerre froide et le besoin d’étendre leurs marchés, pléonasme, poussèrent les États-Unis à s’intéresser au continent qui, dès les années 1950, serait redéfini comme « tiers-monde ». C’est d’ailleurs en Afrique que le lancement du développement apparut dans sa vraie nature, car la connexion entre déclin de l’ordre colonial et naissance du développement, déjà relevée par l'historien et spécialiste de la décolonisation Frederick Cooper, y fut particulièrement remarquable. Cooper (1991), à propos de l’Acte britannique de développement des années 1940, disait qu’il était la première apparition de l’idée de développement, ajoutant qu’il fallait le comprendre comme une tentative de revitaliser l’empire qui se manifesta de façon évidente dans les États d’Afrique.
Ce développement, nous dit Escobar, est un discours, au sens foucaldien du terme. Celui qui fut tenu en « Amérique latine », le discours officiel du développement, par le truchement de l’International Bank, en 1945, était à la fois nouveau et très ancien : d’un côté, il y était question de « rédemption » et d’effort, et de l’autre, on y employait une phraséologie guerrière. Il fallait « attaquer globalement les sociétés du tiers-monde », les transformer radicalement. C’était un peu une seconde Conquête, par les Américain-e-s du Nord cette fois-ci, avec des promesses qui, comme celles des Espagnol-e-s, ne seraient pas tenues. L’ordre instauré par les Conquistadors sur le continent avait été ce mélange de promesse de salut pour les autochtones qui se soumettraient et de menaces d’extermination pour les résistant-e-s. L’alliance de la théopolitique et de l’ego conquiro, identifiée par Dussel dans le logos de la colonisation, nous la retrouvons dans les propos des évangélisateurs du développement. La théorie de la dépendance, dans les années 1960, dénoncerait le caractère illusoire de ce discours et plus tard, c’est le post-développementisme qui le déconstruirait .
Au centre de ce rêve qui tourna au cauchemar, il y avait l’idée de pauvreté (qui n’a jamais fait l’objet d’une véritable définition, ni d’une réflexion, comme le remarque l’anthropologue colombien), de « besoins » et de faim.
Qu'est-ce qui est nécessaire et pour qui, et qui peut le définir? La pauvreté à l'échelle mondiale a été une découverte de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. (Escobar, 2011)[footnote]Traduction libre de Claude Bourguignon Rougier ↵