24 Colonialité du savoir
Claudia Bourguignon Rougier
L’idée de colonialité du savoir constitue un des développements logiques du concept de colonialité du pouvoir et elle se développe chez Aníbal Quijano de façon parallèle à sa réflexion sur la colonialité du pouvoir. Il faut la rattacher à certains pans de la pensée critique latino-américaine du XXe siècle et en particulier la critique du colonialisme intellectuel que porta à cette époque le sociologue colombien Orlando Fals Borda. Ce dernier, comme les intellectuel-le-s qui s’intéressèrent à l’Investigation Action Participative, chercha à créer des outils aptes à décoloniser les sciences sociales, en finir avec la domination eurocentrée et élaborer des pensées politiques alternatives. Cela impliquait de reconnaître les pensées qui se construisaient dans les milieux populaires et de comprendre que la science n’était pas neutre. Ce projet avait un versant politique concret : il visait la résistance qu’opposaient au capitalisme et à la rationalité instrumentale les paysan-e-s et les indigènes colombien-ne-s des Andes et des tropiques. Fals Borda chercha à comprendre l’histoire de la modernité et de l’épistémologie occidentale, une histoire dont les contradictions engendraient des crises comme le manque d’eau, l’insécurité alimentaire, la corruption, l’extrême pauvreté, les changements climatiques et les déplacements.
Le concept de colonialité du savoir, systématisé dès les années 2000 par le sociologue Edgardo Lander, permet de rendre compte de la dimension géopolitique du savoir hégémonique et de comprendre les processus par lesquels les conceptions non européennes du savoir sont tenues pour « non-existantes » (Boaventura de Sousa Santos, 2017). La colonialité du savoir, c’est la dépréciation des savoirs et connaissances autres qui s’opère à partir de la Conquête. Certes, le mépris pour le savoir de l’Autre n’est pas une invention des Espagnol-e-s, les Grecs et Grecques ancien-ne-s considéraient qu’il n’y avait qu’une culture, la culture grecque et que les autres peuples étaient des barbares. Mais leur argumentaire ne reposait pas sur les mêmes fondements. Et la colonialité du savoir n’est pas un phénomène qui corresponde à un pays déterminé; elle doit plutôt se comprendre dans le cadre de l’effacement des empires orientaux regroupés autour de la Méditerranée et l’émergence de l’Atlantique et des Européen-ne-s sur la scène mondiale. La colonialité du savoir n’est pas un plan, un projet conscient de destruction des systèmes de pensées autres, du moins pas toujours. Elle est l’élaboration, en divers points de l’Europe ou de l’Amérique, de systèmes de pensée qui justifient la domination de l’Autre par son infériorité, laquelle sera analysée de façons assez différentes pendant les trois siècles de la colonisation : ces systèmes se baseront d’abord sur l’idée de la supériorité de la civilisation chrétienne, au XVIIe siècle (à partir du XVIIe siècle, ils verront dans la raison objectivante et neutre l’étalon de toute pensée digne de ce nom); puis, au XVIIIe siècle, la pensée scientifique fera de la vérité l’arme absolue de la destruction. Ce savoir essentiellement colonial et eurocentré s’inscrit dans un modèle de progrès et de croissance, caractérisé par un dualisme réducteur. La croyance aveugle en la prétendue universalité de nos dispositifs de connaissance – l’hybris du point zéro (Castro Gómez, 2005) – nous rend aveugles aux systèmes de pensée autres que le nôtre et s’accompagne souvent de la destruction de ces connaissances, une disparition programmée qui engendre souvent une paradoxale mélancolie. La critique de la colonialité du savoir, en mettant à nu le « projet de mort » qui constitue la trame de la modernité, nous permet d’envisager des alternatives.
Références
Castro Gómez, Santiago. 2005. La hybris del punto cero : ciencia, raza e ilustración en la Nueva Granada (1750-1816). Bogotá : Pontificia Universidad Javeriana.
Da Sousa Santos, Boaventura. 2017. Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science. Paris : Desclée de Brouwer.
Escobar, Arturo et Eduardo Restrepo. 2009. « Anthropologies hégémoniques et colonialité ». Cahiers des Amériques latines (62) : 83-95.
http://journals.openedition.org/cal/1550
Fals Borda, Orlando. 1979. El problema de cómo investigar la realidad para transformarla. Bogotá : Tercer Mundo.
Mignolo, Walter. 2001. « Géopolitique de la connaissance, colonialité du savoir et différence coloniale ». Multitudes 3 (6) : 56-71.
https://www.cairn.info/revue-multitudes-2001-3-page-56.htm
Mignolo, Walter. 2013. « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique ». Mouvements 1 (73) : 181-190.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-181.htm