23 Colonialité du pouvoir

Claudia Bourguignon Rougier

La modernité, le capital et l’Amérique latine sont nés le même jour. (Quijano, 1991)

Le concept appartient à Aníbal Quijano, sociologue péruvien, qui l’a formulé dans les années 1990. Il apparaît expressément dans l’article « Colonialidad, Modernidad y racionalidad », en cette date phare de 1992, alors que certain-e-s fêtaient les 500 ans de la « Découverte ».

La colonialité, c’est la poutre maîtresse de l’édifice théorique décolonial. Le terme désigne, au-delà des superstructures politiques qui furent celles de la colonisation espagnole, un certain type de rapport social basé sur des prémisses qui survivront aux guerres d’indépendance du XIXe siècle : la division du monde et du travail à partir d’une hiérarchie raciale et la diffusion d’une relation au savoir et à la connaissance fondée sur les principes d’une rationalité européenne qui condamnerait et détruirait les autres formes de connaissances et de savoirs. Ce n’est donc pas ce qui reste du colonialisme ni ce qui succède au colonialisme, mais l’autre face du monde moderne.

Cette division du monde commence avec la conquête de l’Amérique, la première colonisation étant donc celle du continent mal nommé, pas celle de l’Afrique ou de l’Asie par les nations européennes des XVIIIe et XIXe siècles. Elle prend la forme d’une mise au travail forcé des populations, qu’il s’agisse de la première phase esclavagiste ou du semi-servage qui se mettrait en place dans le cadre des encomiendas, doctrinas et reducciones destinées à la disciplinarisation des autochtones. La particularité de cette exploitation massive, sa nouveauté radicale est qu’elle s’exerce à grande échelle, dans le cadre d’une économie extractiviste, sur une population donnée, les autochtones, ceux et celles qu’on nommera « Indien-ne-s », et qui seront ensuite identifié-e-s comme une race.

Le racisme est l’axe de la colonialité du pouvoir. Il n’est pas  seulement une idéologie; il existe d’abord comme pratique. Le racisme commence avec l’imposition de dispositifs de gouvernement inédits : regroupements de populations, évangélisation, destruction des coutumes, chasse aux sorciers et sorcières, destruction des religions, mise au travail forcé, éloignement des circuits monétaires pour les populations mises au travail, etc. Puis, la pratique devient réflexive et des lois et discours racistes apparaissent, d’après certain-e-s historien-ne-s vers la fin du XVIIe siècle, pour légitimer l’encadrement hors du commun qui se met en place. Ce n’est pas un épiphénomène ni une perversion du système mais le pivot du mode d’organisation du travail et de structuration de la société et du monde. Il naît en Amérique. Les autres empires ont mis au travail les populations conquises mais pas sur la base d’un projet de gouvernements pastoraux légitimés par l’infériorité relative des populations à gouverner; pas dans le cadre du développement capitaliste d’un monde dont l’axe avait changé, se déplaçant de la Méditerranée à l’Atlantique, et faisant système à partir de ce moment-là.

La colonialité est l’autre face de la modernité capitaliste. Le concept fonctionne à l’intérieur de l’idée de système-monde moderne-colonial. Il désigne à la fois la particularité du pouvoir dans la première colonie au sens moderne du terme, l’Amérique espagnole; et l’autre versant d’une modernité dont les principes de rationalité, progrès, humanisme, seront systématiquement bafoués sur la face coloniale du monde.

Un tel concept n’a donc de sens que dans le cadre d’une appréhension globale du monde. Il n’est compréhensible qu’à partir d’une réflexion qui s’appuie sur la critique du colonialisme, de l’impérialisme et du système monde. Mais cette réflexion se fait à partir d’une expérience historique, celle de l’Amérique latine, et d’une localisation géopolitique : c’est un Péruvien, un Andin qui énoncera cette théorie. Pour répondre aux problèmes de « développement » que rencontrent les pays latino-américains en général et le Pérou en particulier, problèmes que les sciences sociales eurocentrées ne permettent pas de résoudre, l’idée de colonialité va émerger.

Le concept constitue à la fois une réponse à la crise mondiale de la pensée critique et du projet révolutionnaire à la fin du XXe siècle et un programme de transformation sociale géopolitiquement située, une énonciation faite à partir de l’histoire sociale, politique et intellectuelle d’Abya Yala.

C’est une façon de penser la réalité à deux niveaux : celui du monde global et celui de l’Amérique, un duo qui se traduit dans la partition modernité/colonialité. L’appareil théorique produit en Occident est un patron trop étroit pour comprendre la réalité américaine et surtout trouver des solutions à ce que certain-e-s nomment « sous-développement ». C’est le cas en particulier du marxisme dont l’obsolescence est fulgurante mais aussi des cadres de pensée de la sociologie ou de l’histoire de la fin du siècle dernier. À un moment où la déconstruction post-moderniste triomphe, où les idées de classe, structure et totalité sont pulvérisées, la colonialité du pouvoir peut se voir comme la tentative de maintenir l’idée de totalité sociale mais sur des bases qui ne sont ni marxistes ni structuralistes.

Ce tour de force s’ancre dans l’analyse de l’hétérogénéité des sociétés américaines. L’approche qui prévalait jusque dans les années 1980, dans laquelle le continent américain était vu comme un ensemble marqué par la coexistence de divers modes de production (semi-féodal, capitaliste, etc.) va être déplacée : pour la théorie qu’on nommera plus tard décoloniale, il ne s’agit pas d’une coexistence d’éléments séparés mais de l’articulation nécessaire, dans le cadre d’un continent dépendant, de ces diverses formes. Et cette articulation s’explique par une histoire qui a produit la domination de certains groupes, les vaincus de la Conquête, et les a condamnés à ne pouvoir sortir de leur statut grâce à un dispositif nouveau, la race, qui les essentialise et permet de les maintenir dans une position de dominés, bloquant ainsi la mobilité sociale.

En 2006, Aníbal Quijano employait l’idée de classification sociale. Dans cette vision, l’idée d’une totalité sociale est maintenue mais les concepts de classe, caste, structure sont eux révisés. Si l’analyse du système-monde de Immanuel Wallerstein garde l’idée de classe et reste marquée par l’idée de détermination économique avec le système-monde moderne/colonial le rôle central du processus de travail caractéristique de la vision marxiste est déplacé, remplacé par une vision du capitalisme comme réseau de relations marquées par la race.

(…) le pouvoir, dans cette approche, est un maillage d’exploitation/domination/conflits, des relations qui se configurent entre les gens pour le contrôle du travail, de la « nature », du sexe, de la subjectivité et de l’autorité. Par conséquent, le pouvoir ne se réduit pas aux « relations de production » ni à « l’ordre et l’autorité », pris séparément ou ensemble. Et la classification sociale renvoie au rôle et à la place des personnes dans le contrôle du travail, des ressources (y compris celles de la nature) et de ses produits; du sexe et de ses produits; de la subjectivité et de ses produits (d’abord et avant tout l’imaginaire et le savoir); et de l’autorité, de ses ressources et de ses produits. (Quijano, 2007)

La théorie de la colonialité constitue l’acmé d’une réflexion sur l’exploitation dans laquelle la « différence coloniale » amènera à interroger la notion de race et à inverser la construction de l’impérialisme qui prévalait jusque-là. L’impérialisme économique y était une conséquence du capitalisme. En articulant l’idée d’un système-monde qui prend naissance avec la Conquête avec celle de colonisation, Quijano fait de l’Amérique la condition du capitalisme mondial. Le colonialisme n’est plus une conséquence du capitalisme mais sa condition, et la colonialité, l’autre face, cachée de la modernité capitaliste.

Mais ce caractère global de la théorie ne doit pas cacher une autre de ses caractéristique : la colonialité surgit dans le cadre d’une pensée locale de l’utopie. Le concept a émergé dans un pays andin qui avait connu une révolution indigène au XVIIIe siècle et produit des penseurs et penseuses, comme José Carlos Mariátegui, ou des auteurs et autrices lesquel-le-s, à l’instar de José Maria Arguedas, ont essayé de faire vivre une utopie andine. L’histoire de l’« Amérique latine », depuis la période coloniale jusqu’à nos jours, a été traversée par ces poussées du monde indigène ou afrodescendant contre la domination coloniale. L’utopie d’un monde où les « Indien-ne-s » occuperaient enfin leur place a marqué l’histoire du Pérou et les diverses résistances. Avec l’irruption de la théorie de la colonialité du pouvoir, qui est basée sur la race, le pouvoir est pensé à partir de la perspective du groupe qui fut infériorisé, exploité, réprimé, parfois éliminé et, en même temps, invisibilisé. C’est un pachakuti théorique, le pachakuti étant ce renversement de l’histoire, cette remontée des fleuves à contre-courant qui irrigue la pensée andine. En cela, Aníbal Quijano se situe dans la lignée du projet de l’écrivain métis Arguedas. Celui-ci essaya de créer une littérature métisse véritable : rédigée en langue espagnole mais avec la sonorité du quechua. Une âme indienne dans un corps blanc. Une intégration de la civilisation andine et de la société créole. La tentative tourna court, car le nœud de contradictions fut trop serré pour l’auteur et il l’étrangla. Mais elle a finalement trouvé un prolongement dans l’idée de colonialité.

Le concept, depuis son émergence, a essaimé. Il est celui sur lequel s’accordent tous les tenants et toutes les tenantes du courant décolonial. Tous et toutes le réutilisent et Walter Mignolo a sans doute été son plus grand vulgarisateur. Depuis sa création, il a été exploré par divers membres du projet décolonial et il se décline comme colonialité de l’être, du savoir, du genre et de la nature, entre autres.

Son impact a été très fort : il fait désormais partie du lexique de la pensée critique latino-américaine. De nombreuses organisations indigènes l’ont adopté, ce qui apparut par exemple à Lima, lorsqu’en 2008, les 1500 représentant-e-s réuni-e-s déclarèrent : « il n’ y aura pas d’intégration sans décolonialité du Pouvoir, du Savoir et du Sentir ». Il est également entré dans les universités qui proposent plusieurs programmes (à Quito, à Lima, à Córdoba) élaborés à partir du corps conceptuel décolonial. On ne peut que constater son installation dans le panorama intellectuel critique de notre époque en « Amérique Latine », et il se taille une place de choix au sein des études coloniales latino-américaines. Il est cependant très loin de faire l’unanimité et bien des historien-ne-s de la période coloniale, en Amérique, en Espagne ou en France, le manipulent avec des pincettes ou l’ignorent. S’il arrive de trouver le mot sous la plume de l’un-e d’entre eux ou d’entre elles, il faut plus y voir une concession faite à l’époque qu’une réelle parenté de pensée.

Quoi qu’il en soit, il y a eu un avant et un après l’apparition du concept dans les sciences sociales et dans la pensée critique.

Références

Arguedas, José Maria. 1964. Todas la sangres. Buenos Aires : Losada.

 

Bourguignon Rougier, Claude. 2011. « Le concept de race chez Aníbal Quijano, à l’épreuve de deux approches historiques ». Revue d’études décoloniales (1).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/q.c..pdf

 

Mariátegui, José Carlos. 1928. Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana. Lima : Editorial Minerva.

 

Quijano, Aníbal. 1994. « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine ». Multitudes.
https://www.multitudes.net/Colonialite-du-pouvoir-et/

 

Quijano, Aníbal. 1992. « Colonialidad, Modernidad y racionalidad ». Perú Indígena 13 (29) : 11-20.
https://www.lavaca.org/wp-content/uploads/2016/04/quijano.pdf

 

Quijano, Aníbal. 2007. « « Race » et colonialité du pouvoir ». Mouvements 3 (51) : 111-118.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm

 

Segato, Rita. 2013. La crítica de la colonialidad y una antropologia por demanda. Buenos Aires : Prometeo.

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