21 Colonialité de genre

Claudia Bourguignon Rougier

Il ne s’agit pas seulement d’introduire le genre comme l’un des thèmes de la critique décoloniale ou comme l’un des aspects de la domination envisagée à partir du modèle de la colonialité. Il faut lui donner un véritable statut théorique et épistémique, l’analyser comme une catégorie centrale susceptible d’éclairer tous les autres aspects de la transformation qui s’imposa aux communautés lorsqu’elles furent prises dans le nouvel ordre colonial moderne. (Segato, 2011)

L’idée de colonialité du genre a été avancée par la féministe argentine Maria Lugones. Dans un article datant de 2008, elle remarquait que la domination coloniale d’Abya Yala s’est accompagnée d’une modification du statut des femmes et de la perte de l’autonomie dont elles jouissaient jusque-là à des degrés divers. Cela a fait d’elles les subalternes des hommes colonisés. Maria Lugones est la première à interroger d’un point de vue féministe le concept de colonialité du pouvoir en posant l’hypothèse d’un système moderne-colonial de genre. Elle affirme que l’idée de genre est aussi centrale que celle de race pour comprendre la colonialité. Pour elle, avant la Conquête, il n’y avait pas de genre en Abya Yala. Elle reproche à Aníbal Quijano de ne pas interroger la question de la domination de genre parce qu’il envisage le sexe comme une différence biologique, pas comme une construction.

Aníbal Quijano voit le sexe comme un attribut biologique reconfiguré comme catégorie sociale. Il oppose le sexe biologique au phénotype, qui ne repose pas sur des caractéristiques biologiques différenciatrices : « La couleur de la peau, la forme et la couleur des cheveux, des yeux, la forme et la taille du nez, etc. n’ont aucune conséquence sur la structure biologique de la personne » (2000 : 373). Le cadre de Aníbal Quijano réduit le genre à l’organisation du sexe, ses ressources et semble reposer sur certains présupposés quant à la responsabilité et la détermination de ce qui qui est constitué comme une « ressource ». Quijano semble tenir pour acquis que le conflit sur le contrôle du sexe est un conflit entre hommes, relatif au contrôle des hommes sur des ressources pensées comme « féminines ». Les hommes ne semblent pas non plus être considérés comme des « ressources » dans les rapports sexuels. Et il ne semble pas non plus que les femmes se disputent le contrôle de l’accès sexuel. Les différences sont pensées dans les mêmes termes que ceux de la biologie reproductive (Lugones, 2008).

Par la suite, son point de vue sera développé et parfois critiqué par d’autres féministes qui contribueront, comme Maria Lugones, à modifier la notion de colonialité de pouvoir. Breny Mendoza, féministe et universitaire hondurienne, et Rita Segato, anthropologue argentine, vont elles aussi développer les angles morts de l’approche décoloniale tout en complexifiant l’analyse de Maria Lugones. Breny Mendoza opérera une jonction entre les concepts de race, de genre et de classe. Quant à Rita Segato, elle nuancera l’idée d’un monde pré-Conquête d’où le patriarcat était absent. Pour elle, la période précolombienne était caractérisée par un patriarcat de basse intensité et l’après-Conquête serait marquée par le passage à un patriarcat de haute intensité.

L’étude des travaux concernant les relations de genre avant la Conquête font état de situations extrêmement différentes en ce qui concerne le statut social des femmes, la liberté dont elles jouissaient et les formes de sexualité acceptées. Si les sociétés andines étaient souvent caractérisées par une grande liberté, si le monde maya semblait également assez ouvert, l’empire aztèque, par contre, impressionne par la répression violente de l’homosexualité qui y avait cours. Hors des grands empires, les cas de figure sont extrêmement variés.

Comme on le sait, des peuples autochtones comme les Warao du Venezuela, les Cuna du Panama, les Guayaquís du Paraguay, le Trio du Surinam, les Javaés du Brésil et du monde inca précolombien, entre autres, ainsi que plusieurs peuples autochtones d’Amérique du Nord et les premières nations canadiennes, et tous les groupes religieux afroaméricains, ont eu des discours et des pratiques transgenres stabilisées. Ils autorisaient des mariages entre personnes du même sexe pour les Occidentaux, et d’autres transitivités de genre, inconcevables pour le rigide système de genre moderne-colonial. (Segato, 2011)

Pourquoi cette irruption de la colonialité de genre avec la colonisation? Pour Lugones, les Blanc-he-s ont passé un pacte avec les hommes vaincus. Leur subordination aux vainqueurs aurait eu des bénéfices secondaires : les colon-e-s auraient modifié la structure sociale des peuples vaincus dans un sens qui avantageait les hommes et privait les femmes de l’autonomie relative dont elles bénéficiaient jusque-là. Rita Segato rejoint cette analyse dans la mesure où, pour elle, la colonisation c’est la fin d’un dualisme qui reconnaissait des différences mais aussi des complémentarités. Les hommes, déjà au premier plan, de fait, sur le front de guerre, se sont ensuite retrouvés seuls sur les fronts de négociation.

Les travaux sur le genre faits en « Amérique latine », comme celui de Rita Segato, lorsqu’ils l’analysent dans son historicité rejoignent d’autres recherches récentes faites sur le genre en Europe, à la lueur desquelles la période qui commence avec la colonisation espagnole semble avoir été, des deux côtés de l’Atlantique, une phase de mise au pas des femmes. Un phénomène identique s’était déjà produit en Occident lorsque les solidarités populaires hommes-femmes qui mettaient en danger les classes dominantes furent peu à peu détruites grâce aux manipulations de ces mêmes classes (Federici 2014).

La colonialité de genre reposait sur la réorganisation du Monde village (Mundo aldea) qui était celui des autochtones mais reposait aussi sur la violence. Elle s’est exprimée entre autres dans la violence extrême des conquérants avec les femmes. Maria Lugones a insisté sur la brutalisation et la déshumanisation caractéristiques de cette période. Le viol n’étant qu’une des multiples manifestations de cette violence. Dès le XVIe siècle, dans les deux centres du pouvoir colonial, la vice-royauté du Pérou et la vice-royauté de Nouvelle Espagne, les femmes, parce qu’elles opposèrent un front de résistance souvent plus nourri que les hommes (voir par exemple leur rôle essentiel dans la résistance du Taqui Ongoy des Andes au milieu du XVIe siècle) furent les victimes ciblées de l’oppression espagnole. Au Yucatán ou dans les Andes, lors des campagnes d’extirpation des idolâtries, elles furent particulièrement persécutées et les envahisseurs mirent en place un véritable système de terreur.

Mais il ne faut pas voir dans ces phénomènes des excès lié aux « débordements » de la période. Il s’agit d’un ressort profond, présent tout au long de la colonisation et qui ne disparaît pas avec les Indépendances. Dans certaines circonstances de l’histoire américaine, pendant la colonisation et après, durant des périodes qui correspondent en général à des changements dans le mode de structuration économique, les horreurs de la Conquête se reproduisent. Pour les Amazonien-ne-s de la fin du XXe siècle, le « cycle du caoutchouc », on le sait généralement, fut l’occasion d’un génocide. On ignore par contre à quel point les femmes et surtout les petites filles ont souffert de cette période de regain de l’extractivisme. Les supplices qu’elles endurèrent et le système très élaboré d’exploitation sexuelle qui se mit alors en place sont comparables pour leur atrocité et leur codification à ceux que subissent aujourd’hui les femmes de la République démocratique du Congo. Ces excès, dans leur férocité même ne sont pas, n’étaient pas des moments de folie. Ils s’inscrivaient dans une démarche de terreur, un système, une stratégie dont des auteurs et autrices aussi divers que Sylvia Federici (2014) ou Michaël Taussig (1987) ont montré qu’elle était un des incontournables des phases d’accumulation rapide dans l’histoire.

Une des raisons pour lesquelles les femmes, dès les débuts, ont été victimes de la colonialité tient au fait que, dans plusieurs parties du continent, ce que nous conceptualisons comme « nature » était associé au féminin. Certes, les autochtones andins, par exemple, parlent de la Terre Mère, pas de « nature », mais cette féminité du cosmos, présente dans toutes les cosmogonies précolombiennes (Marcos, 2018) était en contradiction absolue avec le patriarcat qu’il fallait enraciner alors.

Le drame est qu’aujourd’hui, les ex-colonisé-e-s n’ont pas rompu avec cette généalogie. Ils et elles reproduisent ces schémas. Il a fallu le temps long de la colonisation et l’apparition d’un État-nation marqué par le racisme et le sexisme pour que cette colonialité de genre s’installe durablement. Sa violence n’a pas disparu, au contraire, elle s’est renforcée, ce dont rend compte le féminicide ou le fémigénocide.

Tous les hommes des sociétés latino-américaines, quelque soit la classe ou l’ethnie à laquelle ils appartiennent, sont impliqués dans la colonialité de genre. Et la question est particulièrement délicate à aborder lorsqu’il s’agit des mondes autochtones, car les femmes y subissent une double oppression : celles des hommes de leur communauté (ou des autres) et celle, symbolique, des Occidentaux et Occidentales. Les hommes de leur communauté présentent la subordination des femmes comme ce qui relève de la tradition; les autres hommes répètent avec elles des comportements racistes, enracinés dans la colonisation. Dans la situation des femmes autochtones ou des femmes noires apparaît de façon criante la connexion entre racisme et sexisme. De nombreuses féministes ou militantes indigènes, qui ne se nomment pas féministes, affrontent actuellement la tension entre genre et ethnie. Pour elles, le défi consiste à « repenser l’autonomie indigène dans une perspective de la culture dynamique en transformant les éléments de la tradition qu’elles trouve répressifs et excluants » (Hernández, 2003). Pour les femmes autochtones latino-américaines, dénoncer la colonialité de genre, c’est refuser à la fois la violence exercée par les hommes de leur communauté et la récupération occidentale. Car les Européen-ne-s sont prompt-e-s à voir dans le mâle indigène un être violent, primitif et bestial et lorsqu’ils et elles appellent à lutter contre la domination des femmes hors de l’Occident, ils et elles réaffirment en même temps le primat de la civilisation européenne, et finalement, le bien fondé de sa domination.

Le manque de clarté sur les changements qui ont eu lieu (depuis la colonisation) amène les femmes à se soumettre sans savoir que répondre à cette phrase que répètent les hommes : « nous avons toujours été ainsi », et à leur revendication d’une coutume qu’ils supposent ou affirment traditionnelle (…). D’où un chantage permanent exercé sur les femmes : si elles touchent à cet ordre, qu’elles modifient cet ordre, leur identité, leur capital politique, et leur culture, référence symbolique de leurs luttes pour leur continuité en tant que peuple, seraient affectée, et cela affaiblirait leurs demandes de territoires, de ressources et de droits (…). L’effet de profondeur historique est une illusion d’optique (…) nous nous trouvons ici face un culturalisme pervers. (Segato, 2011)

L’autre acteur de la colonialité de genre, c’est l’État national. Rita Segato, à partir de son analyse de la situation des femmes au Brésil, a montré son rôle ambigu : ce n’est pas seulement qu’il s’est fondé sur un modèle patriarcal comme tous les États-nations, c’est aussi le fait que, d’un coté, il promulgue des lois pour défendre les femmes, mais, de l’autre, il détruit, depuis la colonisation, les liens traditionnels qui protégeaient les femmes de la violence. Segato prend l’exemple de l’apparition de la distinction espace public/espace privé qui, en faisant de l’espace privé celui où personne ne peut pénétrer, livre les femmes à l’arbitraire de leur conjoint.

Le langage hiérarchique (du Monde village), au contact du discours égalitaire de la modernité, se transforme en un ordre super-hiérarchique, en raison de deux facteurs (…) : l’hyperinflation des hommes, dans leur rôle d’intermédiaires avec le monde extérieur du Blanc; et l’hyperinflation de la sphère publique, ancestralement habitée par les hommes, avec l’effondrement et la privatisation de la sphère domestique (…). Ce qui se passe, en général, mais tout particulièrement dans les zones où la vie considérée comme « traditionnelle » est censée être mieux préservée et où l’on valorise l’autonomie de la communauté vis-à-vis de l’État, (…) c’est que les chefs et les hommes occupent le terrain, font valoir qu’il n’y a aucun domaine dont l’État ne doive parler avec les femmes, sous prétexte qu’il en a toujours été ainsi. Arlette Gautier appelle cette myopie historique « l’invention du droit coutumier ». (Segato, 2011)

Les féministes mexicaines, actuellement, montrent que la colonialité de genre est le pivot de la colonialité du pouvoir mexicain et que l’État joue un rôle essentiel dans cette oppression. Une chercheuse comme Sayak Valencia révèle que l’histoire de l’État mexicain passe par une survalorisation de la masculinité guerrière, phénomène qui s’accentue lorsque les classes populaires subissent une grave paupérisation — depuis l’inféodation du Mexique aux politiques néolibérales qui ont détruit certains secteurs traditionnels de l’économie. Aux hommes qui n’ont plus rien, on donne en pâture symbolique les femmes de leur groupe.

Cette conception du genre propre à l’« Amérique latine » marque une grande différence vis-à-vis de la perspective qui prévaut en Europe. En effet, le féminisme occidental :

(…) affirme que le problème de la domination du genre, de la domination patriarcale, est universel, sans différences majeures, justifiant, sous la bannière de l’unité, la possibilité de transmettre les avancées de la modernité en matière de droits aux femmes non blanches, indigènes et noires des continents colonisés. Elle soutient ainsi une position de supériorité morale des femmes européennes ou eurocentrées, les autorisant à intervenir avec leur mission civilisatrice – modernisatrice coloniale. Cette position est, à son tour, inévitablement a-historique et anti-historique, parce qu’elle fait de l’histoire le cristal de l’époque très lente, presque stagnante du patriarcat, et surtout elle occulte la torsion radicale introduite par l’entrée de l’époque coloniale moderne dans l’histoire des rapports de genre. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la race et le sexe, bien qu’ils aient été installés par des ruptures épistémiques qui ont fondé de nouvelles époques – celle de la colonialité pour la race, et celle de l’espèce pour le sexe – entrent dans l’histoire dans la stabilité de l’épistémè qui les a créés. (Segato, 2011)

Une problématique féministe conséquente passe donc par une approche géopolitique du genre, dans laquelle la question de la race et de la classe sont inextricablement liées. Ces remarques de Breny Mendoza ouvrent le débat :

Hypothèse : que se passerait-il si Quijano et les autres post-occidentalistes associaient l’idée de race qui surgit avec la Conquête avec les chasses aux sorcières et l’Inquisition d’Espagne? Ne pourraient-ils pas plus facilement reconnaître le caractère historique du genre et voir le rapport entre le génocide des femmes lié à l’expansion du christianisme et le génocide américain? Mais Quijano, comme la plupart des post-occidentalistes, n’arrive pas à voir dans le génocide ou le féminicide, qui a lieu en même temps que l’expulsion des Juifs et des Maures et la colonisation de l’Amérique, l’un des déploiements de l’idée de race. C’est cela qui inspire les féministes africaines ou indiennes lorsqu’elle disent que le genre comme tel n’existait pas dans les sociétés pré-coloniales. Sur leur territoire, il n’ y avait pas quelque chose comme le génocide des femmes ou le féminicide qu’a constitué la chasse aux sorcières pendant plusieurs siècles en Europe. Cela n’aurait lieu que plus tard, comme effet de la colonisation et de la colonialité de genre qui caractériserait la structure coloniale. (Mendoza, 2018)

Références

Federici, Sylvia. 2014. Caliban et la sorcière. Paris : Entremonde.

Hernández Castillo, Rosalva Aída. 2003. « Repensar el multiculturalismo desde el género. Las luchas por el reconocimiento cultural y los feminismos de la diversidad ». Revista de Estudios de Género. La ventana (18) : 8-39.
https://www.redalyc.org/pdf/884/88401803.pdf

Lugones, Maria. 2008. « Colonialidad y género ». Tábula Rasa (9) : 73-101.
http://www.revistatabularasa.org/numero-9/05lugones.pdf

Marcos, Sylvia. 2018. « Théoriser le genre en Mésoamérique : dimension ontologique d’une approche féministe et décoloniale ». Revue d’études décoloniales (3).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/s.m.pdf

Mendoza, Breny. 2018. « Épistémologie du Sud, colonialité de genre et féminisme latino-américain ». Revue d’études décoloniales (3).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/mendoza.pdf

Quijano, Aníbal. 2000. « Colonialidad del Poder y Clasificación Social ». Dans « Festschrift for Immanuel Wallerstein ». Journal of World Systems Research XI (2) : 342-386.
http://jwsr.pitt.edu/ojs/public/journals/1/Full_Issue_PDFs/jwsr-v6n2.pdf

Segato, Rita. 2011. « Género y colonialidad : en busca de claves de lectura y de un vocabulario estratégico descolonial ». Dans Feminismos Y Poscolonialidad : descolonizando el feminismo desde y en America latina. Sous la direction de Karina Bidaseca et Vanesa Vazquez Laba, 17-48. 31. 34. 35. 37. Buenos Aires : Ediciones Godot.

Segato, Rita. 2015. « La norma y el sexo : frente estatal, patriarcado, desposesión, colonialidad ». Dans Desposesión : género, territorio y luchas por la autodeterminación. Sous la direction de Marisa Belauste, Guigoitia Rius et María Josefina Saldaña-Portillo, 34-35. México : UNAM.

Segato, Rita. 2018 [2011]. « Colonialité et patriarca t moderne : expansion du domaine de l’État, modernisation et vie des femmes ». Revue d’études décoloniales (3).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/12/rita-segato.pdf

Taussig, Michael. 1987. Shamanism, Colonialism, and the Wild Man: A Study in Terror and Healing. Chicago and London : the University of Chicago Press.

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