19 Colonialisme interne

Claudia Bourguignon Rougier

Nous ne devons pas ignorer que les termes « colonialité du savoir » ou « pensée décoloniale », par exemple, sont postérieurs à celui de « colonialisme interne » et qu’ils y plongent leurs racines. (Torres Guillén, 2014 : 86)

Le concept de colonialisme interne ne fait pas partie du lexique décolonial, mais il présente des points communs avec la théorie du projet Modernité/Colonialité. Ce concept a d’ailleurs une histoire assez ancienne qui renvoie, entre autres, à celle de la révolution russe.

La notion de colonialisme interne n’est cependant apparue qu’à l’occasion du Congrès des peuples de l’Est qui s’est tenu à Bakou en septembre de cette année-là (1920). C’est alors  que les musulmans d’Asie, « véritable colonie de l’empire russe », tracèrent les premières lignes de ce qu’ils ont appelé « le colonialisme à l’intérieur de la Russie ». En outre, ils firent les premières propositions dans la sphère marxiste-léniniste de ce que l’on nommerait plus tard, « l’autonomie des groupes ethniques ». Plus précisément, ils ont fait valoir que « la révolution ne résout pas les problèmes de relations entre les masses laborieuses des sociétés industrielles dominantes et les sociétés dominées » si le problème de l’autonomie de ces dernières n’est pas également soulevé. (González Casanova, 2003 : 412)

Par la suite, le concept tomba un peu dans l’oubli; en Afrique et en Asie, dans le cadre des guerres de libération, il rencontra peu de succès, comme si l’urgence des combats et de la lutte de classe le rendait obsolète ou qu’il avait perdu de son sens.

En « Amérique latine », Pablo González Casanova, Rodolfo Stavehnhagen et Silvia Rivera Cusicanqui ont contribué à réhabiliter la notion. La thèse du colonialisme interne a été largement utilisée sur le continent dans les années 1970 pour caractériser la constitution sociétale des États-nations à forte présence indigène : « elle a été spécifiquement utilisée pour décrire les formations sociales du Mexique, de la Bolivie, de l’Équateur et dans une moindre mesure du Pérou et du Guatemala » (Martins, 2018 : 320). Il est intéressant de noter que ce concept apparaît en « Amérique latine » à la même époque que la théologie de la libération et la théorie de la dépendance, qui ont beaucoup inspiré la théorie décoloniale. Dans les trois approches, nous trouvons des réactions diverses, à partir d’angles différents, aux politiques de développement mises en place en « Amérique Latine » à la fin des années 1950. La thèse du colonialisme interne fut abordée dans un cadre théorique particulier : celui de l’hégémonie de l’analyse marxiste dans les sciences sociales latino-américaines et de la discussion autour de la « marginalité » et des « sociétés duelles ».

La théorie de la marginalité renvoyait aux sociétés ou groupes que le développement urbain n’avait pas encore touchées, des secteurs qui ne participaient pas à la vie politique du pays, à certaines populations indigènes n’ayant pas encore le droit de vote (voir le cas de l’Équateur, de la Bolivie par exemple) ou exerçant ce droit à condition d’oppressions symbolique et pratique. L’analyse de la marginalité se connecta alors à celle du colonialisme interne. Il n’expliquait pas seulement la domination économique et politique mais aussi la question de la « superposition culturelle ».

Quant à la « société duelle », il s’agissait d’une approche qui s’intéressait aux raisons pour lesquelles une région ou un secteur d’un pays donné s’était développé aux dépends d’un autre, sans qu’il soit possible de rattraper ce décalage. C’est une notion que le Mexicain, Pablo González Casanova utilisa dans La democracia en Mexico. Les théoriciens de la dépendance Rodolfo Stavenhagen et André Gunder Franck furent extrêmement critiques avec cette approche. Pour Rodolfo Stavenhagen, l’idée d’une société duelle avec un pole « féodal » et un autre moderne était erronée, car elle empêchait de voir qu’il s’agissait d’un seul et même processus. De son côté, André Gunder Frank (1973) questionnait l’emploi de termes comme « sociétés duelles » ou « tiers-monde », car ils cautionnaient une certaine vision de la réalité et ne remettaient pas en question le dogme du développement. Le concept de colonialisme interne lui semblait également lié à une vision conservatrice de la société et il taxait de « thèse bourgeoise » la vision de González Casanova; son anthropologie culturaliste donnait plus de poids à l’inégalité et à la discrimination qu’à la domination et à l’exploitation (Torres Guillén, 2017 : 5). Le sociologue mexicain accepta ces critiques et développa une idée de l’exploitation dans Sociología de la explotación (González Casanova, 1969), mais il ne passa pas pour autant à une analyse en termes de lutte de classes car l’idée d’un colonialisme interne lui permettait d’aborder des aspects qui ne relèvent pas seulement de la domination, par exemple, les politiques humanitaires ou religieuses.

Dans La democracia en México, Pablo González Casanova fut le premier à soutenir que les relations sociales étaient de type colonial. Wright Mills, auquel le sociologue Aníbal Quijano consacra d’ailleurs un article, avait déjà employé l’expression « colonialisme interne » en 1963. Pablo González Casanova est un intellectuel mexicain surnommé le comandante Pablo Contrera. C’est ainsi que l’ont baptisé les Zapatistes en 2018 en honneur à sa pensée libre et son soutien. Dès les années 1960, il se demandait, partant du cas du Mexique, pourquoi le colonialisme perdurait après les indépendances politiques en « Amérique latine ».

Rejetant l’idée que le colonialisme ne devait être envisagé qu’à l’échelle internationale, j’ai affirmé qu’il se produit aussi au sein d’une même nation, dans la mesure où il existe une hétérogénéité ethnique en son sein, où certaines ethnies sont liées aux groupes et classes dominantes, d’autres aux dominé-e-s. (González Casanova, 1965)

En 1965, Pablo Casanova se demandait dans quelle mesure cette catégorie permettait d’expliquer les phénomènes de développement, d’un point de vue sociologique, dans leur interactions mutuelles (González Casanova, 1963 : 17). Et il précisait que ce qui l’intéressait, c’était le potentiel du concept de colonialisme interne pour l’analyse du sous-développement et des problèmes rencontrés par les sociétés sous-développées. Dès 1963, il s’intéresse à un colonialisme qu’il voit comme un phénomène intégral que l’on peut observer au niveau international et à l’intérieur de la nation. La définition du colonialisme comme système dans lequel des groupes ethniques exercent leur domination sur d’autres groupes ne le satisfaisait pas, car elle ne concernait que la sphère politico-juridique. Pour lui, le processus qui commence par les inégalités économiques, politiques ou culturelles entre les femmes et les hommes de la métropole et ceux et celles de la colonie se transfère au niveau interne avec les inégalités entre les métropolitain-e-s et les peuples autochtones. Ces inégalités prennent diverses formes : inégalités raciales, de caste, de juridiction, religieuses, rurales et urbaines, la lutte de classe n’étant pas la seule manifestation de cette structure, il y a aussi des logiques de résistance, d’obéissance, la rébellion et des luttes pour la reconnaissance (Torres Guillén, 2017 : 11).

On voit ici que la problématique n’était pas alors une remise en question du concept de développement, mais plutôt une tentative de l’analyser. L’auteur affirmait la nécessité d’une théorie du sous-développement qui ne soit pas seulement économique. C’est la limite de son approche qui est aussi celle de son époque. Cependant, lorsqu’on lit un ouvrage comme La democracia en Mexico, il y a déjà toutes les bases de ce qui sera conceptualisé beaucoup plus tard par l’approche décoloniale. La logique coloniale qui fait passer de la civilisation au progrès et du progrès au développement est présente dans son analyse mais elle n’est pas encore remise en question. Il appartiendra aux théoriciens décoloniaux et théoriciennes décoloniales d’inverser la logique et de montrer que l’analyse de Casanova est encore prise dans le mythe que la modernité entretient sur elle-même.

Le terme de développement économique est le successeur et l’héritier d’autres mots tels que « Civilisation » ou « Progrès ». Peut-être moins techniques mais plus complets que le premier, ces derniers renvoyaient à la même idée, à un type de morale égalitaire, qui est à l’origine de toute éthique sociale depuis le XVIIIe siècle, et à la base de toute activité politique – pacifique ou violente – depuis le début, de façon soutenue, de la révolution des grandes attentes populaires dans ce siècle. (González Casanova, 1965)

À la fin des années 1960, il a aiguisé son analyse du colonialisme interne, le définissant comme :

Une structure de relations sociales de domination et d’exploitation entre des groupes culturels hétérogènes et distincts. Ce qui la différencie des autres types de relations de domination et d’exploitation (ville-pays, classes sociales), c’est l’hétérogénéité culturelle à laquelle a abouti la conquête de certains peuples par d’autres. Cela nous autorise à parler non seulement de différences culturelles (comme celles qui existent entre la population urbaine et rurale ou entre les classes sociales) mais de différences de civilisation. (González Casanova, 1969 : 190)

Le concept permet également de faire émerger certains aspects d’une relation sociale asymétrique que l’analyse de classe ne peut prendre en compte. Dans une structure coloniale, la relation de domination et d’exploitation ne s’exerce pas du ou de la propriétaire au travailleur ou à la travailleuse. Elle ne passe pas d’individu à individu ni de classe à classe. Dans la structure coloniale, une population donnée (formée de différentes populations, classes, propriétaires, travailleurs et travailleuses) est dominée et exploitée par une autre (elle-même formée par différentes classes).

Le souci de Casanova pour « ceux d’en bas », son idée d’une « démocratie des pauvres » renvoient aussi bien aux propositions actuelles d’Arturo Escobar qu’à la vision des opprimé-e-s de Enrique Dussel ou au « desde abajo y a la izquierda » des Zapatistes. Et son concept de colonialisme global, élaboré plus tardivement à la fin du XXe siècle, ainsi que son analyse de la colonisation du monde par un petit groupe de personnes qui affament les autres, rejoint les analyses des mouvements indigènes. Silvia Rivera Cusicanqui a insisté sur le rôle précurseur de cet homme pour lequel les analyses qu’il construit doivent d’abord aider les pauvres à bâtir la démocratie universelle.

Il y a dans la démarche de Casanova quelque chose qui la rapproche de celle de Aníbal Quijano. Il a fait partie des rares intellectuel-le-s à remettre en question un dogme des années 1960, la thèse du stade semi-féodal de l’« Amérique latine ». Comme Quijano, il a été attentif à la combinaison des diverse formes de travail qui ont existé sur le continent depuis la colonisation (travail salarié, semi servage, servage, esclavage). Comme Quijano, il a vu dans les classes autre chose qu’un élément structurel comprenant qu’elles se mettaient en place à travers une articulation concrète : la race.

Le concept de colonialisme interne s’est diffusé en « Amérique latine » et eut un champ d’application important dans un pays comme le Guatemala. Aujourd’hui, la féministe guatémaltèque Aura Cumes, lorsqu’elle affirme qu’il n’y a pas de colonialité mais du colonialisme pour les indigènes, s’inscrit dans cette vision. Dans un article de 2003, Pablo González Casanova remarquait d’ailleurs que c’est en Amérique centrale et en Afrique du Sud que le concept a été le plus analysé et débattu.

Références

González Casanova, Pablo. 1965. La democracia en México. México : Ediciones Era : 10, 11, 13.

González Casanova, Pablo. 1969. Sociología de la explotación. Siglo Veintiuno Editores.

Gonzalez Casanova. 2003. « Colonialismo Interno (una redefinición) ». Revista Rebeldía (12).
http://conceptos.sociales.unam.mx/conceptos_final/412trabajo.pdf

Gunder Frank, André. 1973. América Latina : subdesarrollo y revolución. México : Ediciones Era.

Martins, Paulo Henrique. 2018. « La actualidad de la Teoría del Colonialismo Interno para el debate sobre la dominación y los conflictos inter-étnicos ». Dans Encrucijadas abiertas. América Latina y el Caribe. Sociedad y Pensamiento Crítico Abya Yala (Tomo II). Sous la direction de Alberto L. Bialakowsky, Nora Garita Bonilla, Marcelo Arnold Cathalifaud, Paulo Henrique Martins et Jaime A. Preciado Coronado, 311-334. Buenos Aires : Teseopress.

Mencé-Caster, Corinne et Cécile Bertin-Elisabeth. 2018. « Approches de la pensée décoloniale ». Archipélies (5).
https://www.archipelies.org/189

Quijano, Aníbal. 2007 [1994]. « Race et colonialité du pouvoir ». Mouvements 3 (51) : 111-118.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2007-3-page-111.htm

Torres Guillén, Jaime. 2014. « El carácter analítico y político del concepto de colonialismo interno de Pablo González Casanova ». Desacatos (45).
http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1607-050X2014000200008

Torres Guillén, Jaime. 2017. « El concepto de colonialismo interno ». Instituto de investigaciones sociales. Universidad Autónoma de México.
https://www.academia.edu/34242352/EL_CONCEPTO_DE_COLONIALISMO_INTERNO

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