16 Changó el gran putas
Sebastien Lefévre
Changó el gran putas est l’œuvre de l’Afrocolombien Manuel Zapata Olivella, né en 1920 et mort en 2004. Ce dernier est un personnage multifacétique, à la fois écrivain, médecin et anthropologue, voire selon ses propres propos, « vagamundo ». Avec sa sœur Delia, il anime des ateliers et des groupes de danse et de théâtre folklorique afrocolombiens. Leur souci est d’intégrer les cultures afrocolombiennes dans la culture officielle de l’État-nation colombien. Le duo lutte entre autres contre ce qu’on appelle l’invisibilisation des communautés afro. Ce livre est publié en 1980. Il est le fruit, selon l’auteur, de plus de trente ans de recherches et de voyages. Il a eu l’occasion de parcourir à pied une partie de l’Amérique centrale et du nord pendant les années 1940, arrivant jusqu’à New York où il a rencontré l’effervescence du mouvement Harlem Renaissance. Il confesse d’ailleurs, dans un autre de ses livres, que l’écriture de Changó a été déclenchée par un voyage au Sénégal :
Transcurría la noche con los misteriosos sonidos y olores del vientre fértil de la tierra abriéndose en la oscuridad, cuando escuchamos el retumbar de unos tambores en la distancia. Sentimos pasos en el patio central. Algunos llegaban y otros partían. Nos levantamos al calor de las voces, preocupados de que ocurriera alguna novedad adversa. El jefe creyó tranquilizarnos al decirnos que en la aldea vecina se iniciaba la ceremonia ritual de enucleación del clítoris a una púber. De inmediato le manifesté mi deseo de sumarme a los que marchaban, revelándole mi condición de médico. Mi intérprete, conocedor de aquellas culturas, me repitió lenta y pausadamente la respuesta:
-Sólo los dyolas pueden concurrir al ceremonial.
En la madrugada, a la luz de la lámpara, escribía en mi libreta los trazos vivos de mi novela Changó, el gran putas, recogiendo los entrecruzados sentimientos que me inspiraba el continente de mis antepasados en lo cual todo me era extraño y familiar.
La víspera de abandonar a Dakar en un avión que me conduciría al Brasil mulato y a la, desde Senegal, mi lejana Colombia triétnica, visité la isla de Gorée donde concentraban encadenados a los rebeldes wolofs, sereres y dyolas del Senegal y Gambia, en espera de los barcos negreros. La respiración abierta, el espíritu recogido, me bebí todas las sangres, los gritos, dolores y llantos acumulados sin que los siglos hubieran podido expulsarlos de la Casa de los Muertos donde los sembraron las maldiciones de los que partían contra la “loba blanca. Esa tarde, cuando sobre los muros de la isla imperial describí la factoría imaginaria de Nembe en las orillas del río Níger, las páginas de mi novela también se tiñeron de sangre. (Zapata Olivella, 1983 : 337-338)
La nuit s’écoulait emplie par les bruits mystérieux et les odeurs de la terre fertile qui s’ouvrait dans l’obscurité, lorsque nous avons entendu le grondement des tambours au loin. Nous avons senti des pas dans la cour centrale. Il y avait des va-et-vient. Nous nous sommes levés à la chaleur des voix, inquiets qu’un événement défavorable puisse se produire. Le chef s’est cru rassurant en nous disant que dans le village voisin commençait la cérémonie rituelle d’excision d’une jeune pubère. J’ai immédiatement exprimé mon désir de me joindre à ceux qui s’y rendaient, lui révélant mon statut de médecin. Mon interprète, qui connaissait bien ces cultures, a répété lentement et calmement la réponse :
-Seuls les Dyolas peuvent assister à la cérémonie.
À l’aube, à la lumière de la lampe, j’ai écrit dans mon carnet les premiers jets de mon roman Changó, ce sacré dieu, en rassemblant les sentiments confus inspirés par le continent de mes ancêtres où tout m’était étrange et familier.
La veille de mon départ de Dakar, dans un avion qui me conduirait au Brésil mulâtre et, du Sénégal, à ma lointaine Colombie triethnique, j’ai visité l’île de Gorée où les rebelles Wolof, Serere et Dyola du Sénégal et de la Gambie étaient rassemblés et enchaînés, attendant les navires négriers. Le souffle ouvert, l’esprit recueilli, j’ai bu tout le sang, les cris, les douleurs et les larmes accumulés sans que les siècles aient pu les expulser de la Maison des morts où les malédictions de ceux qui partaient contre la « louve blanche » les avaient semés. Cet après-midi-là, lorsque j’ai décrit le comptoir imaginaire de Nembe sur les rives du fleuve Niger, les pages de mon roman se sont également tachées de sang.
Son expérience d’écriture est ce que l’Occident caractériserait comme une écriture mystique, d’autant que dans un autre livre, il relate que lors de ce voyage à Gorée, alors qu’il avait demandé au Président Senghor l’autorisation de séjourner une nuit dans la maison des esclaves, il a vu défiler des dizaines de personnes enchaînées et l’une d’elle s’est arrêtée pour le regarder. Il s’agissait, toujours selon son expérience, de l’un de ses ancêtres. Cette expérience dépasse la raison occidentale et renvoie à une raison ancestrale africaine.
Changó el gran putas peut être vu comme un roman décolonial car il prend sa source sur les rives africaines où est présenté le cadre de ce que sera la future déportation africaine. Zapata Olivella nous parle de ces cultures africaines millénaires. Il s’appuie sur une discursivité traditionnelle africaine qui est celle des griots; l’auteur débute son ouvrage par un chant épique qui va expliquer pourquoi les Africain-e-s ont été déporté-e-s. Les personnages premiers de son roman sont les orishas du panthéon yoruba, notamment Changó. Si l’on se base sur la conception littéraire occidentale du personnage, on pourrait assimiler ces derniers à de purs personnages fictionnels. Or, il s’agit des différents orishas qui accompagnent la vie des gens au quotidien, et ce depuis des millénaires. Zapata Olivella s’inscrit d’emblée dans une manière non occidentale de concevoir la relation entre l’individu, la communauté, les dieux et les ancêtres, car toutes ces entités interagissent réellement. Il postule par là-même l’historicité propre aux populations africaines. Une historicité niée par la traite, l’esclavage et la déportation.
Par ailleurs, l’ouvrage de Zapata, à travers la saga de la diaspora africaine au « Nouveau Monde », va contribuer à livrer une autre version de l’histoire officielle. Toute la narration constitue un contre-discours à la Modernité occidentale car l’histoire est racontée depuis les positions des déshumanisé-e-s. Un point de vue quasi inexistant dans l’historiographie officielle. Mais surtout il va doter les sujets afrodiasporiques d’une capacité d’agir sur leur propre destinée. Image qui va à l’encontre de la passivité avec laquelle sont souvent présentées les populations afrodescendantes. Le cas le plus emblématique est celui de Bolivar, considéré dans tous les livres d’histoire comme le grand libérateur. Dans son livre, Zapata Olivella organise le procès du grand libérateur devant les ancêtres qui lui signalent qu’il a trahi son engagement à l’égard d’Haïti. En effet, peu de livres d’histoire rapportent le fait que Simón Bolívar, après avoir reçu l’aide d’Haïti, devait à la demande du président Pétion, libérer les Noir-e-s de l’esclavage partout où il commanderait. Chose que Bolívar n’a pas fait.
Le reste de l’ouvrage est parsemé de figures historiques afrodiasporiques comme le premier libérateur de Palenque, Benkos Bioho, le libérateur afro-mexicain José María Morelos, Boukman d’Haïti, Toussaint l’Ouverture, José Prudencio Padilla (fusillé sur l’ordre de Bolivar), Nat Turner aux États-Unis, Malcom X, les Blacks Panthers, etc.
Zapata Olivella s’érige donc en contre-discours à la Modernité occidentale quant à l’historicité des populations africaines, leur capacité d’agir et de transformer leur propre réalité, mais surtout leur participation à la construction des terres nouvellement « découvertes ». En filigrane, l’idée avancée par Zapata Olivella est que sans l’Afrique et la main d’oeuvre africaine, il n’y aurait pas eu d’Amérique et que ces populations sont dotées de cultures ancestrales, certes reformulées dans un contexte d’oppression intense, qui sont tout autant valables que celles de l’Occident.
Il n’écarte pas pour autant les peuples originaires puisqu’il les intègre dans un même mouvement de résistance. Sa conception de l’Amérique est triethnique : Peuples originaires, Afrique et Amérique.
Références
Zapata Olivella, Manuel. 1983. Changó el gran putas. Bogotá : Oveja Negra.
Zapata Olivella, Manuel. 1990. ¡ Levántate Mulato! Por mi raza hablará el espíritu. Bogotá : Rei Andes Ltda.
Zapata Olivella, Manuel. 1997. La rebelión de los genes. El mestizaje americano en la sociedad futura. Bogotá : Altamir Ediciones.
Traduction française de Changó el gran putas:
Zapata Olivella, Manuel. 1991. Changó, ce sacré dieu. Éditions du Miroir.
Site internet du documentaire sur Manuel Zapata Olivella.
https://manuelzapataolivella.co