13 Buen Vivir
Claudia Bourguignon Rougier
Dans les années 1980, le mythe du développement commença à se fissurer de façon spectaculaire.
La promesse des États-Unis de combler le fossé entre les pays « avancés » et les autres s’avérait fallacieuse.
Le rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement résume ainsi les changements actuels : l’écart entre les pays dits développés et en développement se creuse (en 1965, le PIB moyen par habitant des 20% les plus riches de la population mondiale était trente fois supérieur à celui des 20% les plus pauvres, et en 1990, cet écart avait doublé, devenant soixante fois supérieur) (Alvarez Leguizamón, 2007).
Le « développement », finalement, avait été une très bonne affaire pour les pays riches et une très mauvaise pour les autres. Les récits bienheureux qui, dans les années 1950, promettaient à des pays comme le Mexique ou le Brésil de se développer au plus tard à la fin du siècle s’étaient effondrés, victimes de leur propre poids : les pays sous-développés avaient pris de plus en plus de retard. Ils ne deviendraient jamais des pays semblables à ceux qu’ils avaient pris pour modèle.
Dans le dernier quart du siècle, la vigueur des mouvements indigènes, la question de la détérioration de la planète et l’opposition à la pauvreté remirent également en question le modèle du développement dans un contexte où l’échec du développement avait eu, selon Gustavo Esteva (2010), deux effets : la détermination féroce des élites locales qui décidèrent, en dépit du contexte économique, de vivre aussi bien, voire mieux, qu’en Occident, aux dépends des locaux (c’est ce que Esteva nomme le Nord des pays du Sud), et l’émergence, parmi les populations marginalisées, d’une conscience de leur spécificité et de leur dignité, de leur propre vision de ce qu’était une vie « bonne ». C’est à ce moment-là qu’on commença à parler de post-développement.
Face à la suprématie d’un american way of life inaccessible, les nombreuses appréciations locales de ce qu’est la vie bonne devinrent l’objet d’un vaste débat. Et des propositions inaudibles jusque-là parce qu’elles ne s’inséraient pas à l’intérieur d’une vision organisée par les principes de progrès et croissance, émergèrent. Le Buen Vivir devint audible parce que le projet indigène était devenu visible. Concept andin, le Buen Vivir, Sumak Kawsay en quechua et Suma Qamaña en aymara, renvoie à une cosmovision très ancienne. Il n’a de sens que dans une opposition ferme aux stratégies de développement et à la politique des « besoins » qui les sous-tendent. Contre les dégradations de la nature réduite à « l’environnement » et contre l’asservissement des êtres humains hypnotisés par la consommation, le Buen vivir propose un nouveau type de démocratie : on y refuse la croissance et on y recherche un état d’équilibre entre êtres humains, animaux et Mère Terre pour arriver à survivre. Ce Buen Vivir est l’expression de quelque chose que Quijano appréhenda dès les années 1990. Le penseur péruvien, dans son texte Buen Vivir : entre le développement et la décolonialité (2014), insistait sur la particularité de ce qui n’est pas un ensemble de recettes pour (sur)vivre mieux. C’est un projet ne pouvant se réaliser que dans le cadre d’une transformation sociale d’ampleur. C’est ce qu’ont prétendu accomplir les gouvernement progressistes de l’Équateur ou de la Bolivie. Une option à laquelle ont cru certain-e-s intellectuel-le-s comme Esteva ou Gudynas lorsqu’en 2011, ils insistaient sur le caractère en construction de ce concept. Et il est indéniable qu’en Équateur le Sumak Kawsay Kichwa fut au centre des luttes et des processus constituant de 2007 et 2008. Indéniable aussi qu’en Bolivie avec le Suma Qamaña, il se passa la même chose. Il donna donc lieu à des changements importants. Mais ce concept, lorsque les États progressistes s’en emparèrent dans la première décennie du XXIe siècle, devint un véritable programme gouvernemental géré de façon pyramidale par les gouvernements et échappant de fait à ceux et celles qui l’avaient porté.
Pour les partisan-e-s de l’autonomie en « Amérique latine », un État, quel qu’il soit, ne peut pas mener la politique décolonisatrice qui est inséparable du Buen Vivir. Les pratiques extractivistes et les économies des gouvernements progressistes des années 2000 entraient en contradiction avec le socle du Buen Vivir : quel sens cela avait-il de revendiquer une cosmovision respectueuse de la nature et, dans le même mouvement, d’encourager des programmes extractivistes miniers ou pétroliers à des échelles jamais vues jusque là? Quant à l’Europe, qui adopta le concept elle aussi, elle le détourna de son sens politique originel pour en faire un des éléments d’une écologie consensuelle ne remettant pas en cause les fondements capitalistes de l’ordre social.
L’instrumentalisation du Buen Vivir semble faire partie de ce qui a produit, dans la deuxième décennie du XXIe siècle, un renforcement de l’autonomie dans les mouvements indigènes, noirs et paysans.
Références
Esteva, Gustavo. 2010. « Au-delà du développement ». Site internet officiel de Alterinfos. Diffusion d’information sur l’Amérique latine. DIAL 3129. Consulté le 28 août 2019.
http://www.alterinfos.org/spip.php?article4699
Gudynas, Eduardo. 2011. « Développement, droits de la Nature et Bien Vivre : l’expérience équatorienne ». Mouvements 4 (68) : 15-37.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2011-4-page-15.htm
Leguizamón, Sonia Alvarez. 2007. « La producción y reproducción de la pobreza masiva, su persistencia en el pensamiento social latinoamericano ». Dans Produção de pobreza e desigualdade na América Latina. Sous la direction de Alberto Cimadamore et Antonio David Cattani, 79-124. Porto Alegre : Clacso.
http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/ar/libros/clacso/crop/cattapt/
Quijano, Aníbal. 2012. « « Buen vivir » : entre « développement » et dé/colonialité du pouvoir ». Viento Sur (122) : 46-56.
https://semillasdelsur.wordpress.com/2018/03/15/bien-vivir-entre-le-developpement-et-la-de-colonialite-du-pouvoir/
Vanhulst, Julien et Adrian E. Beling. 2013. « Buen vivir et développement durable : rupture ou continuité? », Écologie & politique 1 (46) : 41-54.
https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2013-1-page-41.html