8 Archaïsme
Claudia Bourguignon Rougier
Paul Zumthor (1967), notant que la première occurrence du terme chez un grammairien date de 1659, relevait un de ses traits sémantiques :
une nuance relative à quelque sentiment d’une distance dans le temps, d’un écoulement de durée dont le locuteur prend conscience d’une manière qui l’engage plus ou moins, et implique de sa part un jugement de valeur.
L’emploi d’archaïsme supposerait donc, d’emblée, une certaine façon de nous situer dans le temps. En fait, ce substantif est un petit rouage non négligeable de cette rhétorique de la modernité dont nous parle Walter Mignolo (Pereira Lázaro, 2017), car il actualise la coupure sur la base de laquelle s’établit le discours moderne.
Son emploi entérine la coupure entre un passé condamné à l’immobilité ou à la disparition et un présent tourné vers le futur. Plus qu’un élément factuel, l’archaïsme est (alors) le lieu même de la cristallisation de valeurs, permettant de revenir sur la question du rapport au passé, au classicisme, ou à la modernité. (Zumthor, 1967)
Il rend compte d’un rapport au passé et à la modernité et aussi à un espace peuplé de temps différents, le nôtre contre celui des peuples dits « archaïques », par exemple. L’apparition du mot chez le lettré cité par Paul Zumthor indique la mise en place d’un certain rapport au temps, différent de celui d’un homme ou d’une femme du XVIe siècle, pour lesquel-le-s le temps et l’histoire étaient ceux de la rédemption et du Salut. Les guerres de religion entameront cette unité, la « découverte » de l’Amérique et les découvertes scientifiques également, du moins pour une certaine partie de la population. L’idée d’une séparation avec un avant révolu mais surtout, comme le remarque Paul Zumthor (ibid.), d’un jugement de valeur associé au passé est neuve. L’idée d’une distance est, là, inséparable de celle de mesure.
L’histoire de la diffusion du mot connaîtra plusieurs étapes. L’une d’entre elles est liée au développement, en Occident, de disciplines comme l’histoire, au XVIIIe, puis, au XIXe siècle, de l’anthropologie. Lorsque s’imposera un schéma unilinéaire de l’histoire (lui-même emprunté à la vision chrétienne du Jugement dernier), les peuples qui vivent dans un autre rapport au temps, cyclique, et qui ne s’inscrivent pas sur la flèche du temps, vont voir leur singularité niée. Ils deviendront des attardés, ceux qui ont raté le train du progrès, son envers. L’archaïsme renvoie à la survie. Et survivre s’oppose à vivre.
L’archaïsme est difficilement pensable dans son sens actuel avant le XIXe siècle, en dehors d’une théorie de l’évolution appliquée à l’histoire, qui fait des formes culturelles autres des anomalies, des monstruosités, des scories, appartenant à un temps révolu et appelées tôt ou tard à disparaître.
À partir de ce moment-là, le succès de l’expression sera remarquable dans tous les domaines : politique, culturel, économique. À la fin du XXe siècle, avec la montée des politiques néolibérales, la lutte contre l’archaïsme fera partie des missions des nouveaux gouvernements. Investis de la logique économique, ils désigneront comme tels les individus, institutions, groupes et idées qui freinent l’harmonieux développement du marché. Certain-e-s se souviennent peut-être des propos du philosophe français Paul Ricoeur, en 1995, déplorant le caractère archaïque des grèves contre la réforme des retraites.
Ce succès ne s’est pas terni, la langue courante, la langue médiatique ou le discours politique sont émaillés de termes qui appartiennent à son champ sémantique. Et il nous faudra bien reconnaître qu’une des réussites de la rhétorique de la modernité, au XXIe siècle, en Occident, aura été de transformer les luttes sociales des phénomènes « archaïques ». La série libéralisation économique/réforme politique/progrès/marche en avant s’oppose à une autre série : maintien des acquis sociaux/régression/archaïsme.
De leur côté, les gouvernements d’Amérique du Sud, de droite comme de gauche, avec la reprise des politiques extractivistes, ont veillé à disqualifier symboliquement leurs adversaires. Les mouvements indiens d’opposition aux grands projets miniers ou agricoles sont souvent réduits à des phénomènes archaïques sous prétexte qu’ils s’appuieraient sur une tradition ou une identité réduites à la défense du passé. La globalisation a réalisé une syncope : les mouvements sociaux des anciennes métropoles comme les luttes autochtones des anciennes colonies sont relégués dans un même passé.
L’archaïsme n’est pas un concept, plutôt une arme au service de la destruction massive des traditions et des communs.
Références
Pereira Lázaro, João Paulo. 2017. « La retórica de la modernidad, la lógica de la colonialidad y la globalización en el ámbito de las migraciones trasnacionales: formación de subjetividades negadas y cotidianidad de migrante del sur ». Pacarina del Sur (31).
http://pacarinadelsur.com/home/abordajes-y-contiendas/1460-la-retorica-de-la-modernidad-la-logica-de-la-colonialidad-y-la-globalizacion-en-el-ambito-de-las-migraciones-trasnacionales-formacion-de-subjetividades-negadas-y-cotidianidad-de-migrante-del-sur
Zumthor, Paul. 1967. « Introduction aux problèmes de l’archaïsme ». Cahiers de l’Association internationale des études françaises (19) : 11-26.
https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1967_num_19_1_2328